Chapitre 2
Crise démocratique au Salvador
1. Contexte de la problématique
Historiquement, le Salvador fait partie des pays où la stabilité économique et le contrôle social ont été assurés grâce à une dictature militaire et c’est à travers la violence institutionnalisée de l’État que ce pays garantissait sa viabilité politique. Le Salvador se limitait ainsi dans son progrès lorsque les forces économiques et politiques dominantes privilégiaient la rigidité politique à l’encontre de toute réforme même minimale du système. Ceci laissait d’importants secteurs de la société en dehors de toute participation économique, politique et sociale.
L’impossibilité de trouver une issue aux divers problèmes sociaux à l’intérieur du système existant a donné naissance à une opposition politique défiant radicalement le statu quo : l’alliance révolutionnaire du FMLN-FDR. Dès lors, le Salvador est entré dans une confrontation politique profonde culminant dans une guerre civile extrêmement meurtrière. Ce conflit né de circonstances intérieures est devenu, à cause de la confrontation Est et Ouest, un des points chauds de la planète. En janvier 1992, par le biais d’un accord de paix, cette guerre prenait fin. La transition démocratique initiée en octobre 1979 avec le coup d’état de la jeunesse militaire se consolidait davantage.
D’une perspective méthodologique, le cadre d’analyse pour comprendre cette situation très polarisée devrait, à notre avis, être compris comme le résultat d’un long processus. Ici, les événements politiques se seraient accumulés jusqu’à produire une situation quon pourrait assimiler à une synthèse historique, laquelle laisserait en lice deux acteurs politiques bien définis. D’une part, les élites dominantes se battaient pour conserver leurs privilèges et le statu quo; d’autre part, une alliance de gauche tentait, à travers la lutte révolutionnaire, de les déloger du pouvoir.
Commençant aux alentours de 1850, cet affrontement va évoluer en volets multiples. Vers cette date, en effet, le Salvador commençait l’une des plus grandes «transformations» économiques de son histoire : il passait de la culture de l’indigo à celle du café. D’un point de vue historique, ce moment marque la naissance de l’oligarchie salvadorienne qui, à travers le contrôle direct de l’état et du monopole de la production et de l’exportation du café, garantissait la prédominance de ses intérêts au détriment d’autres secteurs de la société. En 1929, en raison de la dépression mondiale et de la chute des prix du café, ce système oligarchique allait entrer dans une période de crise profonde. C’est à cette époque que l’oligarchie salvadorienne abandonna son pouvoir politique au profit des militaires. Cette phase débuta en 1931 par le coup d’État du général Maximiliano Hernández Martínez qui allait décapiter la première grande insurrection populaire du Salvador à travers la terreur militaire et le génocide de 1932. C’est ainsi que les militaires entrèrent sur la scène politique de ce pays.
La dictature militaire du général Maximiliano Hernández Martínez a duré jusqu’en 1944. Il a été renversé par un autre coup d’état et une mobilisation populaire. En 1948, s’est produit à nouveau un autre coup d’État militaire. Cette date marque une nouvelle étape politique du pays : les militaires définissent de nouvelles règles du jeu. Ils ont garanti que le statu quo oligarchique resterait intact et institué leur alternance au pouvoir de manière réglementée afin de permettre aux différentes factions de l’armée d’arriver au pouvoir pacifiquement. Le tout légitimé par l’existence d’un «système» formel de partis où, d’une manière ou d’une autre, ils auraient le contrôle des résultats électoraux.
Le modèle inauguré en 1948 a été dominant jusqu’en 1972, année durant laquelle les militaires ont perdu le contrôle des élections, gagnées par l’opposition politique sous la direction de José Napoléon Duarte et Guillermo Manuel Ungo. Les militaires, pour éviter ce succès électoral, se sont engagés dans la voie de la fraude électorale et de la violence des armes. Ensuite, pour générer une situation plus favorable à leur domination, ils ont tenté de rétablir leur «crédibilité» politique en s’engageant dans de timides propositions de réforme agraire. L’oligarchie, par le biais d’une mobilisation très militante et d’une campagne médiatique bien orchestrée, l’a fait échouer.
Le colonel Arturo Armando Molina qui, à travers la répression et la fraude électorale, avait été élu président du Salvador en 1972, a été remplacé en 1977, après sa défaite «réformiste», par le général Carlos Humberto Romero. Cette mise en place s’est encore faite par la répression et la fraude électorale après une nouvelle victoire électorale de l’opposition. Son arrivée au pouvoir peut être considérée comme la restauration de la domination oligarchique. Romero a voulu imposer son autorité en usant de violence. Cependant, cette fois-ci, un phénomène particulier se produisit : plus la répression prenait de l’ampleur, plus la mobilisation et l’organisation populaires s’intensifiaient et vice versa. Le Salvador entrait ainsi dans une situation d’ingouvernabilité profonde. Afin de mettre un terme à cette situation, le général Romero a choisi la terreur d’État, choix qui lui a valu son isolement tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. C’est cette crise structurelle de la domination militaire que le coup d’état de la jeunesse militaire tentera de résoudre en octobre 1979.
Au Salvador, ce coup d’état inaugure également la transition démocratique, c’est-à-dire que le pays commence un long processus qui va le mener de la dictature militaire à la démocratie. Peu à peu, un cadre institutionnel fondé sur une démocratie de partis et sur des élections périodiquement organisées va s’implanter dans le pays. Les partis politiques seraient dès lors encadrés et accepteraient les élections comme l’unique moyen pour accéder au pouvoir. Néanmoins, avant d’arriver à cet état, les forces politiques vont être soumises à tout un processus de transformation où, graduellement, elles seront passées de positions radicalement opposées à d’autres plus nuancées et plus ouvertes au dialogue et à la négociation. Ainsi les conditions historiques auraient été créées pour arriver aux accords de paix de janvier 1992.
Le Salvador, depuis le coup d’état d’octobre 1979 et jusqu’aux accords de paix intervenus en janvier 1992, était soumis à un conflit politico-militaire profond où deux projets de société s’affrontaient radicalement : le projet démocratique et le projet révolutionnaire. Le moyen pour imposer un projet ou l’autre allait se faire à travers une lutte armée sans merci. Les forces en conflit cherchaient la destruction de l’ennemi ou l’affaiblissement de sa capacité combative. Pour les uns, le but essentiel du combat était d’isoler les forces insurrectionnelles de la population. Pour les autres, au contraire, l’objectif fondamental était l’incorporation de cette dernière dans leur guerre populaire.
C’est ce contexte de lutte politico-militaire aiguë, de coups d’État et de transition démocratique qui allait créer les conditions pour l’intervention directe d’un puissant acteur dans les affaires internes du Salvador : les Etats-Unis d’Amérique. L’objectif de cette intervention nord-américaine était, d’une part, de vaincre l’opposition de gauche et d’autre part, d’implanter une économie de marché de démocratie contrôlée. À cette fin, en 1979, les états-Unis, pour tenter de redresser une situation qui leur échappait, allaient élaborer une stratégie fondée sur deux axes : réformes et répression. Pour encadrer leur lutte contre les forces révolutionnaires, ils allaient promouvoir une stratégie de guerre appelée guerre de faible intensité (GFI) combinant toutes les formes de lutte, c’est-à-dire qu’à l’intérieur de cette stratégie, les différentes dimensions de la société faisaient partie de l’effort militaire. C’est ainsi que les dimensions économique, idéologique, politique, psychologique et d’autres composantes sociales s’intégraient pour atteindre un objectif bien défini : isoler, affaiblir autant physiquement que moralement les forces de gauche afin qu’elles ne deviennent pas une alternative au statu quo dominant. L’objectif de cette stratégie de guerre contre-révolutionnaire était de fait plus politique que militaire, et la victoire s’envisageait dans le long terme et était assurée par les ressources inépuisables des forces alliées à la puissance américaine.
Dès lors, les états-Unis allaient privilégier l’implantation d’une série de mesures afin de renverser une conjonction de forces défavorables. Le coup d’État lui-même est analysé par différents auteurs comme faisant partie de leur stratégie pour éviter un triomphe de la gauche (Baloyra, 1984; LaFaber, 1989). Au Salvador, dès le départ, la transition démocratique allait être fortement déterminée par ces enjeux et serait conditionnée par deux aspects contradictoires. D’un côté, elle offrirait de nouveaux espaces de participation politique et des réformes économiques et sociales du système oligarchique en place et d’un autre côté, le nouveau processus politique préservait l’appareil répressif d’état qui se situait au-dessus de la loi. C’est à partir de ce moment que la répression sanglante et perverse contre la population civile et la gauche organisée allait se réaliser.
En raison de l’existence et de la corrélation de ces deux tendances à l’intérieur d’un même processus politique, il est possible d’identifier ce que nous avons défini ci-dessus comme Etat mixte; les secteurs qui contrôlaient l’appareil répressif d’État seraient en réalité ceux qui allaient déterminer la portée et la profondeur de la transition démocratique dans ce pays. Concrètement, nous croyons que dans ce processus, la démocratie avait été sacrifiée et subordonnée aux objectifs politiques et militaires de l’aile dure de l’État mixte salvado-rien. Les données statistiques témoignent d’ailleurs de cette réalité. Effectivement entre octobre 1979 et décembre 1983, la commission des droits de l’homme au Salvador dénombrait 49 162 assassinats (200 par semaine, 90 % après d’horribles tortures) et 3 896 disparus et cela sans compter le nombre inconnu de victimes tombées sous les bombardements. En 1988, le bilan total s’établit à plus de 70 000 morts et 7 000 disparus (Jacob, 1991, p. 87). Il faut également considérer que dans ces chiffres, les blessés et les mutilés de guerre ne sont pas pris en compte. Durant la période 80-87, la population déplacée et réfugiée était estimée à plus de 1,2 millions de personnes (Fagen, 1988, p. 83) sur une population qui était évaluée à l’époque à 5,9 millions (CDCISR, 1990).
Cette réaction militaire implacable et sans merci contre la population civile et la gauche organisée comportait également un volet politique : les élections. En 1980, une nouvelle Junte, dont José Napoléon Duarte était la figure civile de la transition démocratique, a remplacé la première Junte révolutionnaire de gouvernement qui avait pris le pouvoir en 1979. Afin de légitimer ces processus politiques, des élections allaient se réaliser en 1982.
Roberto D’Aubuisson (connu au Salvador comme un des fondateurs des escadrons de la mort et suspect principal de l’assassinat de monseigneur Romero en 1980), après avoir tenté de renverser le gouvernement à travers la conspiration et le coup d’État, fonde son propre parti d’extrême droite l’ARENA et, en alliance avec d’autres partis de cette tendance politique, gagne les élections de 1982. Il a alors le droit d’occuper la présidence de la nouvelle Assemblée Législative de ce pays. Duarte, de son côté, réussit à faire partie du gouvernement à la suite de fortes pressions de la part des Etats-Unis. Le point important à souligner est qu’un acteur extrémiste décide de s’intégrer à la transition démocratique du Salvador. Cependant, loin d’abandonner son extrémisme, il va plutôt poursuivre ses objectifs politiques et militaires sous la couverture d’une transition démocratique. Les niveaux de violence et de morts dans le pays à l’époque en témoignent.
Face à cette offensive qui combinait Etat de siège, lutte militaire régulière, guerre sale, réformes, élections et d’autres formes de guerre contre-révolutionnaire, le FMLN-FDR allait graduellement passer par différentes étapes afin d’adapter son programme politique aux différents défis de la guerre civile. Nous remarquons par exemple que son programme révolutionnaire de 1980 a été remplacé en 1984 par sa Plate-forme d un Gouvernement d*Ample Participation et, en 1989, à nouveau modifié pour adopter un autre programme politique. Pour rendre compréhensible l’évolution de cette organisation, nous pourrions dire que de 1980 à 1989, cette alliance de gauche est passée d’un programme politique de démocratie substantielle à une autre de contenu procédural. Le FMLN-FDR préparait ainsi les conditions pour devenir un acteur institutionnel.
Divers facteurs ont contribué au changement de son programme politique original : 1) la répression militaire avait décapité le mouvement populaire dans les villes et la campagne ; 2) les Etats-Unis avaient réussi en peu de temps à organiser une armée ayant assimilé les principes de la guerre contre-révolutionnaire (Lungo, 1986, p. 81); 3) les régimes en place ont été «légitimés», au milieu d’une guerre civile, par différents processus électoraux (Idem) ; et 4) une guerre qui se prolongeait trop et devenait très destructive avait créé chez les Salvadoriens une seule aspiration : la paix, laquelle passait nécessairement par le dialogue-négociation des forces en conflit (Martín-Baró, 1989).
Progressivement, les conditions historiques auraient alors été réunies pour implanter un cadre institutionnel démocratique accepté par tous les acteurs politiques du Salvador qui s’incorporaient de cette manière à la transition démocratique et acceptaient les élections comme l’unique voie pour accéder au pouvoir politique. En conséquence, le triomphe de la démocratie procédurale au Salvador a été total. Cette réussite est-elle pour autant suffisante ou est-elle le commencement d’une nouvelle étape de crise politique?
2. El Salvador : renseignements généraux29
Ce pays fait partie de l’Amérique centrale avec une superficie territoriale de 21 393 kilomètres carrés et une population chiffrée en 1987 à 5,9 millions. Sa densité est approximativement de 238 habitants par kilomètre carré. Le Salvador est ainsi le pays le plus petit de l’Amérique latine et le pays ayant la plus grande densité de population.
Situé en bordure du Pacifique, le Salvador est limité par le Guatemala à l’ouest, le Honduras au nord, l’océan Pacifique au sud et le golfe de Fonseca, dont il partage les eaux avec le Honduras et le Nicaragua, à l’est. Il se divise en cinq grandes régions géographiques :
- une étroite plaine côtière au sud et à l’est;
- une chaîne volcanique au sud, d’une altitude moyenne de 1200 mètres couvrant les trois quarts du territoire national ;
- une plaine centrale d’une altitude moyenne de 400 à 800 mètres ;
- des vallées à l’intérieur de la plaine centrale ;
- une chaîne de montagnes au nord dont le plus haut sommet atteint 2 100 mètres (CDCISR, 1990).
L’économie de ce pays repose essentiellement sur l’agriculture (30 % du PNB) et l’exportation des produits agricoles (34 % du PNB), ce qui laisse un rôle très secondaire à l’industrie (20 % du PNB) qui n’emploie d’ailleurs que 11 % de la population active alors que l’agriculture en emploie 52 %. La population est composée à 85 % de métis (descendants d’un croisement entre Mayas et Toi tecas), à 10 % d’indiens, et à 5 % de Blancs. Et, comme dans le cas de bien des pays du Tiers Monde, le taux d’analphabétisme approche les 50 % (70 % en milieu rural) (Jacob, 1991, p. 82).
En 1988, 80 % des terres cultivables étaient entre les mains de 63 propriétaires. En ce qui concerne le revenu national, 8 % de la population en absorbait la moitié, tandis que 80 % de la population rurale vivait dans la plus grande pauvreté. Conséquemment à cette situation, l’exode de la population rurale vers les villes atteignait 40 % en 1983. Les chances d’y trouver un quelconque moyen de survie étaient cependant extrêmement faibles. En effet, le taux de chômage et de sous-emploi au Salvador est de l’ordre astronomique de 70 %. Le taux de mortalité infantile est aussi le plus élevé d’Amérique Latine : 71 décès sur I 000 enfants et I enfant sur 5 meurt avant ses 5 ans (Jacob, 1991, p. 82).
L’espagnol y est la langue officielle. 80 % de la population est de religion catholique, les 20 % restant sont protestants ou appartiennent à d’autres religions chrétiennes.
3. La République oligarchique : changement dans la continuité
La «révolution» oligarchique du Salvador n’est ni le prolongement direct du système colonial, ni sa négation. Elle serait plutôt à la source d’un modèle qui combinerait les deux aspects : le nouveau et l’ancien. Pour ce qui est du premier, une nouvelle classe naissait et c’est elle qui imposait sa domination et ses intérêts à l’ensemble de la société. Quant au second, l’ancien ordre se prolongeait dans le nouveau dès lors que les niveaux de pauvreté et d’exclusion sociale des secteurs populaires s’approfondissaient. Pour ces secteurs, le nouvel ordre n’était en conséquence qu’une continuation de l’ancien régime colonial.
Le fondement de cette République oligarchique était un système d’agriculture et d’exportation au bénéfice d’un groupe de privilégiés occupés à la production du café et à sa vente. Grâce à ce monopole, cette minorité avait les moyens et l’influence nécessaire pour contrôler les secteurs clés de l’économie et de la politique. Ce modèle de production et de domination s’est établi aux alentours de 1850, époque pendant laquelle le Salvador initiait «sa plus grande transformation» économique. Il passait comme nous l’avons dit de la production de l’indigo à celle du café. Durant cette transition, l’état se dévoila comme l’agent actif du changement et son rôle fut essentiel pour l’implantation du nouveau modèle économique. Au Salvador, c’est lui qui modifia de fond en comble la forme de propriété et d’utilisation de la terre. Le Salvadorien Flores Macal décrit ce processus de la façon suivante :
En 1846 et 1849, on jetait les bases d’une régulation économique en procédant à l’unification de la monnaie et en décidant la mise sur pied d’une Casa de la Moneda [...] C’est le 28 mai 1848 que fut promulgué le premier décret favorisant la culture du café (sous la présidence d’Euge-nio Aguilar, 1846-1848), et dans les années qui suivirent (surtout sous la présidence du libéral Barrios) l’état devint un promoteur essentiel de cette nouvelle production. En 1857-1858, le café représentait I % des exportations du pays et on en importait encore du Costa Rica; en 1864, soit seulement six années plus tard, il représentait 67 % des exportations (cité par Grenier, 1994, p. 28).
Au Salvador, à travers plusieurs décrets, la révolution oligarchique s’imposait de manière radicale et rapide. La société et le paysage salvadoriens se réorganisaient ainsi en profondeur. Browning observe qu’en 1848, les travailleurs coupaient les arbres à la hache pour abattre la forêt et préparer le sol pour la production du café. Après 1850, ce processus s’est accéléré par l’utilisation du feu. Les propriétaires fonciers donnaient aux paysans le droit de brûler et de cultiver un morceau de terre. Ce terrain était libre de paiement pendant trois ans. La condition était qu’à leur retour il ne porte plus d’arbres. Des analystes de l’époque témoignent que la fumée était si abondante qu’il était difficile de respirer ou de voir clairement (Browning, 1975, p. 265-266).
L’intervention active de l’état comportait une série de mesures pour stimuler la production et la rentabilité du café. Par exemple, traitement préférentiel portant sur la production de café et exemption d’impôt ; de même, ceux qui travaillaient dans une exploitation de café étaient dispensés du service militaire, etc. (Idem). Afin de garantir sa rentabilité, la production de café allait avoir besoin de grandes superficies de terrains et d’une main d’œuvre abondante et bon marché. À cette fin, un processus plus systématique d’accumulation de la terre allait se mettre en place. Cardoza et Aragon notent que le libéral Barrios a facilité l’exploitation privée des grandes surfaces, ce qui aurait permis que des grandes étendues de terres soient vendues à des prix très favorables. Ces pratiques affectaient principalement les petits propriétaires, les terres communautaires et celles qui appartenaient au clergé. C’est comme cela qu’est née au Salvador la latifundia libérale (cités par Cueva, 1983, p. 70).
L’abolition des formes traditionnelles de propriété et d’utilisation de la terre demandait une réglementation plus stricte de la vie rurale. À la fin du XIXe siècle, des décrets ont été promulgués, et par la suite, regroupés pour former la première législation agraire du pays : la loi de 1907. Cette législation poursuivait un but précis : contrôler et recruter la masse dépossédée pour l’orienter vers la production du café. Des civils et des militaires confectionnaient les listes des travailleurs, organisaient la capture de ceux qui s’enfuyaient sans avoir rempli leurs obligations et visitaient les propriétés privées pour recenser les besoins en main d’œuvre (Browning, 1975, p. 355-56). L’oligarchie salvadorienne, appuyée par l’État, réorganisait ainsi la société en fonction de ses intérêts économiques.
Pour Lafaber (1989), cette oligarchie salvadorienne était, selon les périodes, composée de quatorze à quarante familles qui monopolisaient les meilleures terres et le produit le plus important du pays. Il observe qu’au Salvador les propriétaires terriens étrangers étaient presque absents, car depuis 1600 un petit groupe s’était déjà approprié la terre. Le remplacement de la culture de l’indigo par celle du café amena - soutient-il - une concentration plus achevée de ce facteur de production. Ce secteur s’est alors taillé une place privilégiée dans la société et a contrôlé les systèmes bancaires et mercantiles.
Par extension, au Salvador, ces puissantes familles décidaient qui pouvait ou ne pouvait pas gouverner. Etat et économie se soudaient afin de garantir la viabilité et la stabilité de cet ordre oligarchique. Les différents gouvernements n’étaient, en conséquence, que le reflet de cet état des choses. Nous en voyons l’illustration dans la période allant de 1915 à 1927 lorsque le président Carlos Meléndez (1915-19) transmit le pouvoir à son frère Jorge Meléndez (1919-23) qui à son tour, le transmit à son beau frère Alfonso Quiñónez Molina (1923-27) (Browning, 1975, p. 366-67).
La réflexion du sociologue guatémaltèque Edelberto Torres Rivas permet de mieux comprendre cette fusion entre économie et politique. Cet auteur observe que «le « laissez faire» [en Amérique centrale] n’est pas le résultat du hasard mais bien d’une réglementation cohérente de l’État, c’est un acte volontaire et conscient de ses fins et non l’expression spontanée de l’activité économique» (cité par Grenier, 1994, p. 29). Pour sa part, le sociologue salvadorien Guidos Vejar fait valoir qu’au Salvador, les propriétaires des plantations de café sont arrivés au pouvoir avant que les nouvelles relations sociales de production soient établies. l’État, à travers ses interventions, allait créer les conditions nécessaires à leur développement (Guidos Vejar, 1980, p. 49) et c’est ainsi que le Salvador allait devenir un pays de monoculture.
Les effets de ce modèle de production sont analysés par Terry Lynn Karl (1995) dans les termes suivants : «The longterm consequences [de ce modèle], are well-know [...] The confiscation of more lands and the tightening of coercitive labor systems in turn reinforced the bias toward exports, because the number of beneficiaries was far too few to develop stronger domestic markets. Concern with access to an adequate supply of cheap labor became a constant preoccupation of elites-one... ».
Ce modèle de production allait développer une dynamique contradictoire : d’un côté, la richesse et les privilèges sociaux se concentraient de plus en plus entre les mains d’une petite minorité et de l’autre, une masse appauvrie et surexploitée devenait le fondement du mode de production salvadorien. Ce modèle élitiste et excluant allait connaître ensuite une crise profonde qui ouvrirait la voie du pouvoir aux militaires salvadoriens.
4. L’État militaro-oligarchique : montée et crise
Crise de la République oligarchique
Une fois les formes de propriété et de production communales supprimées, l’oligarchie salvadorienne détruisit également les derniers remparts du mode de vie aborigène. Pour les autochtones, le cadre de référence, source de leur identité et appartenance culturelle disparaissait. Dans ce processus, l’«indien» devenait «ladino» et, comme tel, «libéré» de tout rapport avec la terre. La propriété communautaire devenait propriété privée et tel qu’il a été expliqué ci-dessus, sous le contrôle exclusif de la nouvelle classe dominante du Salvador.
Cette forme de propriété et d’utilisation de la terre deviendra avec le temps source de profonds conflits sociaux dans ce pays. Ce fait s’explique de la façon suivante. En terme de rapports sociaux, ce pays fut progressivement confronté à de nouveaux enjeux, principalement de nature démographique. L’accroissement rapide de la population générait de nouveaux besoins que le système en place ne pouvait, ni n avait l’intention de résoudre, car le modèle de production lui-même était fondé sur la grande propriété et l’existence d’une main-d’œuvre abondante et bon marché. À l’opposé, dans une perspective populaire, ce modèle de production, tout comme le système politique qui le préservait, était soumis à un fort questionnement.
Insurrection paysanne et coup d’état militaire : vers l’alliance m ilitaro-oligarchique
En 1931, écrit Browning (1975), après une campagne électorale où la question agraire était très discutée, Arturo Araujo est devenu le président du pays. Il avait promis un programme de redistribution de la terre, promesse qu’il a oubliée dès son arrivée au pouvoir. Cela a provoqué, la même année, l’éclatement de la violence populaire dans différentes zones du pays. Cette crise a pris une forme aiguë à cause des effets de la dépression économique internationale de 1929 qui avait provoqué la chute de la demande et des prix du café.
Wheaton observe qu’en dépit du fait que les surfaces des terres destinées à la culture du café s’étaient accrues de 50 % entre 1918 et 1929 et que les ventes du café représentaient 95,5 % des exportations en 1932, la grande dépression de 1929 a provoqué une profonde crise dans ce pays au fur et à mesure que les prix du café chutaient en flèche. Les exportations de café tombaient ainsi de 16 millions US dollars en 1928 à 4,8 millions en 1932. Les cultivateurs de café à petite échelle perdaient alors leurs terres puisque les faibles bénéfices obtenus étaient insuffisants pour couvrir les dépenses de leurs exploitations agricoles. Dans les grandes plantations, les salaires tombaient de 50 à 20 sous par journée de travail. Devant des prix tellement bas, plusieurs cultivateurs de café ont même préféré ne pas cueillir leurs récoltes (Wheaton, 1981, p. 193).
L’impact de cette récession économique sur les travailleurs agricoles était désastreux. Pour leur part, les propriétaires terriens restaient indifférents au sort de leurs travailleurs et ne se souciaient pas des effets de la crise sur la population. Cette indifférence provoquait la colère des ouvriers agricoles qui, combinée à celle des ouvriers et des étudiants universitaires, rendait la conjoncture explosive. Pour faire régner l’ordre et la loi, le général Maximiliano Hernández Martínez prit d’assaut le pouvoir à travers le coup d’État du 2 décembre 1931. Face à cette crise, Farabundo Martí tenta d’organiser un mouvement d’ouvriers et de paysans d’inspiration communiste. Il inspira plus qu’il dirigea, comme il se trouvait en prison, le premier grand soulèvement des paysans au Salvador qui a éclaté le 22 janvier 1932 à minuit (Arias Gómez, 1972). Pour Browning (1975), cette insurrection était menée par des paysans qui tentaient d’améliorer leur sort dans l’idée d’obtenir une redistribution de la terre et des formes d’autogestion inspirées de l’idéal communiste.
Cette insurrection des paysans sans terre fut plus aiguë dans la zone occidentale du pays, région où l’introduction accélérée du café avait systématiquement détruit les derniers vestiges des propriétés et les liens communautaires des autochtones salvadoriens. Un indice permettant de comprendre la magnitude de la répression dans cette zone est un mémorandum par lequel le gouvernement, pendant la période de la récolte agricole et après l’insurrection des paysans, demandait aux gouverneurs des départements orientaux du pays l’envoi de travailleurs à l’ouest afin de pallier le manque de main d’œuvre dans les plantations de café de Sonsonate, Ahuachapán et Santa Ana (Browning, 1975, p. 442-43).
La Matanza (la tuerie), selon le titre du livre de Thomas Anderson (1992), a fait entre 17 000 et 30 000 victimes en quelques jours. Pour la première fois, les militaires salvado-riens ont anéanti un mouvement populaire avec froideur et de façon efficace30. 1932 marque l’entrée des militaires dans l’histoire moderne du pays. C’est aussi l’année où s’est conclue l’alliance entre eux et l’oligarchie.
Mariscal analyse cette crise d’hégémonie politique de l’oligarchie salvadorienne et cette alliance dans les termes suivants : l’ancien ordre civil oligarchique, brisé par la crise économique des années 30 et la subséquente mobilisation politique qui a culminé au Salvador avec la rébellion et la tuerie de 1932, fut restauré comme ordre oligarchique par des militaires conservateurs (cité par Guidos Vejar, 1980, p. 29). Les militaires devenaient dès lors les gardiens de l’ordre oligarchique qui restait intact.
Chute et recomposition de l’État militaro-oligarchique : le pacte politique de 1948
Le 2 avril 1944, des militaires progressistes alliés à certains secteurs populaires organisèrent un coup d’État contre le dictateur Martínez. Cette tentative fut durement réprimée, mais une grève générale et la pression des Etats-Unis réussirent cependant à le convaincre de partir. En quittant le pouvoir le 8 mai, Martínez nomma le général Andrés I. Menéndez comme président intérimaire. Ce dernier initia aussitôt une ouverture démocratique en permettant l’organisation des partis et des syndicats. Le civil Arturo Romero, représentant le nouveau courant politique du pays, organisa le Parti de l’Union Démocratique (PUD) d’orientation réformiste. De leur côté, les ouvriers organisèrent l’Union Nationale des Travailleurs (UNT) qui comptait près de 50 000 membres en octobre 1944. L’opposant principal à Romero était le général Salvador Castaneda Castro qui avait été ministre de l’intérieur pendant la période où Martínez était au pouvoir (Baloyra, 1984).
Le général Menéndez voulait un processus de transition pacifique vers un régime démocratique au Salvador, mais il devait affronter, selon Baloyra (1984), deux obstacles majeurs :
- l’opposition des militaires au retour de la suprématie civile ;
- le refus de l’oligarchie de démocratiser la société.
Cette oligarchie ne voulait pas d’un régime démocratique permettant le développement d’institutions qui pouvaient nuire à ses intérêts. En outre, un régime de cette sorte pouvait ouvrir les espaces de participation à de véritables partis politiques et à des syndicats menaçant directement son pouvoir économique.
Pour éviter cela, le haut commandement militaire obligea Menéndez à nommer le colonel Osmin Aguirre comme chef de police, le 30 juin 1944. Celui-ci avait été l’architecte du massacre de 1932. L’ouverture démocratique entamée par le général Menéndez bascule. Suite à une série d’événements violents, le général Menéndez est contraint de se retirer et l’Assemblée Nationale nomme le colonel Osmin Aguirre président intérimaire du Salvador. Il contre immédiatement l’opposition qui, dans sa majorité, est exilée. La répression contre la UNT est totale (Baloyra, 1984). Le colonel Osmin Aguirre autorise des élections, mais s’assure de la victoire du général Castaneda Castro en organisant une fraude électorale (Dalton, 1996, p. 110). Ce dernier représente une des factions de l’armée ayant neutralisé le groupe progressiste responsable du coup d’État contre le général Martínez et s’oppose également à la plate-forme réformiste d’Arturo Romero31.
Le 14 décembre 1948, un nouveau coup d’état est perpétré, cette fois-ci, contre Castaneda Castro. Selon Roque Dalton (1996) ce coup d’État est appelé la «révolution de 48». Dans le cadre de cette «révolution» naît la Constitution de 1950 qui introduit les notions suivantes : la fonction sociale de la propriété, l’élargissement des droits des travailleurs, le Code du travail, etc. Pareillement durant cette période, l’État crée ou modernise les institutions de service public tels que l’institut Salvadorien de la Sécurité Sociale, l’institut de la Colonisation Rurale, l’institut du Logement Urbain, etc. Ces institutions ont, depuis, développé une activité extrêmement limitée dans les domaines de la sécurité sociale, du bien-être paysan et des logements urbains.
Baloyra (1984) considère que ce coup d’État est à l’origine d’un nouveau modèle politique qu’il appelle «réformisme militaire». Les caractéristiques de ce modèle sont les suivantes : l’importance primordiale du café pour l’économie salvadorienne n’est pas discutée; le secteur agricole ne peut être menacé par aucune réforme mettant en danger son équilibre précaire, surtout dans un pays avec peu de territoire et une population en pleine croissance. L’oligarchie et le café formaient, aux yeux des militaires, une unité solidement soudée. Selon Baloyra, le modèle inauguré en 1948 a été dominant jusqu’en 1972.
Ce «réformisme» militaire était fondé sur une sorte de pacte des élites qui gardait son équilibre dans une formule de «triple veto» définissant les relations de pouvoir entre les acteurs dominants et garantissant leur intégrité. L’oligarchie posait son veto à l’encontre du développementalisme et des changements structurels dans l’agriculture ; la bourgeoise industrielle acceptait la domination de l’armée et de l’oligarchie, mais excluait la petite bourgeoisie du pouvoir et s’opposait à toute formule populiste; les militaires monopolisaient les pouvoirs du gouvernement à travers le contrôle de la présidence et des ministères politiques (intérieur, défense et travail) dans le but de maintenir l’ordre et d’éviter toute tentative des civils de récupérer l’hégémonie. Le pacte comprenait une alternance au pouvoir avec une période présidentielle unique et la rénovation des hauts postes gouvernementaux tous les cinq ans, ce qui permit de réduire les tensions parmi les factions de l’armée. Les secteurs moyens de la petite bourgeoisie étaient, quant à eux, insérés dans le système à travers leur incorporation dans la bureaucratie publique (Baloyra, 1984, p. 36-41).
Militaires et démocratie contrôlée
Par ce pacte, les militaires ont permis l’organisation politique tout en limitant celle du secteur urbain. Ce droit d’organisation ne s’étendait pas aux paysans qui étaient exclus du système politique, car le système d’exploitation en place ne pouvait pas changer selon l’avis des élites au pouvoir (Baloyra, 1984, p. 36-41). Les paysans devaient par conséquent accepter que leur vie se réduise à satisfaire un objectif très précis : être une main-d’œuvre surexploitée et mal payée afin de faciliter la compétitivité du café salvadorien sur le marché mondial. Le ciment idéologique qui harmonisait les différentes parties de ce système était une doctrine farouchement anticommuniste.
Héctor Dada (1994) défend l’idée que ce régime autoritaire allait de pair avec la législation démocratique et la réalisation périodique d’élections. Bien entendu, ces dernières ne pouvaient être autre chose que la légalisation d’une sélection préalablement faite par la bureaucratie militaire. Si l’électorat se «trompait» en donnant son vote à l’opposition, les mécanismes de fraude et de répression accompagnés d’une garantie d’impunité étaient utilisés pour assurer la continuité du schéma dominant.
Baloyra (1984) explique comment ces mécanismes de fraude et de répression étaient utilisés au Salvador : le parti officiel employait la structure du commandement militaire comme une machine politique, surtout durant les campagnes électorales. Pour s’assurer le contrôle des résultats électoraux, les commandants locaux participaient comme agents du parti officiel. Ils mobilisaient les sympathisants, neutralisaient les opposants et, si nécessaire, remplissaient les urnes.
La période 1948-1972
De cette période, Baloyra fait la description suivante. Entre 1948 et 1972, les militaires ont contrôlé la société, mais ils ne l’ont pas dominée. Ils ne sont pas devenus hégémoniques et n’ont pas tenté de remplacer l’oligarchie dans la conduite économique du pays. Ils ont laissé de côté les alliances, ce qui explique qu’il n’y ait pas eu de stratégie de développement visant la modernisation du pays et l’inclusion d’autres acteurs sociaux dans leur dynamique. L’institution militaire restait de cette façon strictement fidèle à l’oligarchie et son bras de fer remplissait une seule fonction : éloigner à travers la violence d’état toute menace pour le statu-quo oligarchique. économie et politique s’alliaient ainsi étroitement pour garder l’ordre établi.
Avec le temps, l’ordre inauguré en 1948 s’est paralysé et a été mis au service exclusif des élites. Il n’offrait en conséquence aucun changement réel et aucune possibilité de résoudre les problèmes urgents du pays. Néanmoins, cette volonté de tout maîtriser n’a pas réussi à supprimer, même au sein de l’armée, les désirs de changement des Salvadoriens. Les événements des années 1944, 1948 et I96032 en témoignent.
Le modèle économique, politique et social salvadorien était clos. Dans ces conditions, une alliance ou un pacte politique qui aurait tenté de changer les règles du jeu, même dans une expectative réformiste, n’était pas envisageable. Une alternative réelle de changement ne pouvait se construire qu’à l’extérieur du statu-quo dominant. Les événements historiques s’accumulaient progressivement pour justifier l’émergence de nouveaux acteurs sociaux qui allaient défier le système dominant d’une façon radicale. À notre avis, c’est dans cette optique que devrait se situer l’analyse visant à comprendre une conjoncture qui allait prendre fin avec la crise du pacte politique de 1948 marquée par l’effondrement de l’État mili-taro-oligarchique salvadorien.
Nous avons dans un premier temps abordé les circonstances historiques de la naissance de l’état oligarchique au Salvador. Nous avons ensuite analysé les causes de sa chute : le massacre des paysans de 1932 et la naissance de l’alliance militaro-oligarchique. Suivons maintenant le déclin de cette alliance et les origines de l’insurrection populaire salvadorienne de 1981 qui s’est transformée en une longue et sanglante guerre civile.
Crise du pacte politique de 1948 : la naissance de l’UNO et ses victoires électorales de 1972 et 1977
C’est en 1972 qu’allait se produire la crise du pacte politique de 1948 qui fondait sa «légitimité» sur une sorte de démocratie contrôlée. Dans ce système, la participation politique était permise à une seule condition : l’opposition politique ne pouvait pas devenir une alternative réelle au pouvoir. Cela signifiait que les militaires toléraient une opposition politique qui leur permettait de maintenir les apparences démocratiques, mais cette opposition devait être subordonnée et ne pouvait pas aller au-delà des limites établies. Ces limites n’étaient pas codifiées formellement et faisaient en réalité partie des mœurs instituées au niveau de l’imaginaire politique des masses. Ces dernières devaient agir en sachant qu’elles ne pouvaient pas aller à l’encontre de la volonté des militaires, sans risquer la répression et la mort. À travers différents mécanismes de contrôle, ce pouvoir militaire était omniprésent et omnipotent.
C’était seulement à ces conditions, que la dictature militaire salvadorienne acceptait de se soumettre au jeu formel démocratique et quand une menace apparaissait à l’horizon, elle avait deux choix : la dompter ou la détruire. Sous la direction de José Napoleón Duarte - à l’époque le politicien le plus populaire du Salvador, d’après Lafaber (1989) - et de Guillermo Manuel Ungo, l’Union Nationale de l’Opposition (UNO) allait défier les limites de ce modèle de domination. En 1972, cette union de forces politiques remportait les élections. Les militaires perdaient ainsi leur contrôle et choisissaient la fraude et la violence militaire la plus virulente pour s’imposer. «... In 1972 when Duarte won the presidential election, observe Woodward (1984, p. 298), [...] Factions of the oligarchy now turned to military terror squads, as in Guatemala».
Au Salvador, l’année 1972 marque alors la naissance d’un nouvel acteur politique qui, avec sa plate-forme réformiste, défiait le pouvoir militaire salvadorien. L’UNO était une coalition de partis : la Démocratie Chrétienne (DC), la Social-démocratie représentée par le Mouvement National Révolutionnaire (MNR), et le parti qui était l’expression ouverte du Parti Communiste du Salvador, l’Union Démocratique Nationaliste (UDN).
La période présidentielle du colonel Arturo Armando Molina 1972 1977
1972 a débuté sous la présidence du colonel Arturo Armando Molina qui tentait de rétablir la «légitimité» du système à travers un réformisme dirigé par FEtat. Chose surprenante, aucun coup d’État contre-réformiste n’a eu lieu comme c’était toujours le cas au Salvador. Selon Baloyra (1984), à cette époque, les militaires réévaluaient leur relation avec l’oligarchie et tentaient d’établir une distance entre eux et la société civile en général. À travers Molina, l’objectif des militaires était de tenter d’assurer l’intégrité institutionnelle menacée par la subversion de gauche et les tentatives de l’extrême droite de contrôler le gouvernement. La stratégie que Molina adopta fut d’essayer de réformer le système dans un sens dictatorial.
Afin d’établir un minimum de consensus, le colonel Molina fonda l’institut National de la Transformation Agraire (ISTA). Baloyra (1984) explique qu’un projet d’une telle magnitude ne pouvait pas être la décision individuelle de Molina. Il devait nécessairement compter sur l’appui du haut commandement militaire et, également, sur celui de la bourgeoisie industrielle salvadorienne. Ce projet réformiste était au cœur d’une lutte d’«hégémonie» entre les différentes factions du capital, comme de l’armée. Il faut observer que le bloc au pouvoir fondé en 1931 et renforcé en 1948 présentait de profondes fissures. Au centre de la discussion se trouvait la réforme du système oligarchique.
Ce projet de réforme agraire a fait l’objet de différentes interprétations. Pour Rubén Zamora, par exemple, il s’agissait d’un essai pour moderniser l’économie du Salvador et créer ainsi un secteur de petits et de moyens producteurs. Pour Guillermo Ungo, il s’agissait d’un réformisme qui voulait s’appliquer en surface au détriment du secteur agro-financier de l’oligarchie. Cela signifiait, pour cet auteur, un changement de cap important dans un système politique accoutumé à imposer l’intérêt particulier de ce secteur comme étant celui de la société entière (cités par Baloyra, 1984).
Selon l’oligarchie salvadorienne, tout attentat à la propriété privée est synonyme de chaos
Selon Oscar Menjivar et Santiago Ruiz, l’oligarchie salvadorienne avec l’appui de l’Organisation Nationale de l’Entreprise Privée (ANEP) et du Front Agraire organise la défense de ses intérêts. La sauvegarde de la propriété privée contre toute forme d’intervention de l’état les rassemble puisque tout attentat à la propriété privée est à leurs yeux, synonyme de chaos. La droite salvadorienne, à travers une campagne médiatique bien orchestrée et un langage anticommuniste hystérique, dénonce la transformation agraire. Attaque médiatique qui ferait presque passer les militaires pour des subversifs (cités par Baloyra, 1984).
Grâce à cette offensive militante de la droite, le projet de réforme agraire est stoppé. L’Université Centraméricaine du Salvador (UCA), alliée de Molina dans ce projet, annonce cet arrêt dans une publication avec un titre très laconique : À vos ordres mon capital33 qui marque l’échec du réformisme militaire et le retour de l’alliance militaro-oligarchique au pouvoir dans sa version purement répressive.
1972 est une année-clé pour le Salvador, car son modèle de domination militaire oligarchique commence à s’effriter de manière profonde. Cette situation est caractérisée par un questionnement des militaires à propos de leur alliance avec l’oligarchie. Les éléments notables de ce désaccord sont la forme de propriété et d’utilisation de la terre dans le pays. La demande d’une réforme agraire n’est plus le discours des «conspirateurs» de gauche mais une nécessité concrète pour tenter de créer un consensus minimal, et éviter ainsi la radicalisation du conflit politique. L’oligarchie n’a pas voulu céder, et alliée au secteur le plus réactionnaire des militaires, a obstrué la réforme. À partir de là, le Salvador se dirige directement vers la guerre civile.
La période présidentielle du général Carlos Humberto Romero (1977-79)
La présidence du général Romero débute sur fond d’une conjoncture politique très polarisée. Les militaires ont choisi la répression la plus sanglante pour contrôler le mécontentement populaire qui s’est déchaîné. Romero, allié à la faction la plus conservatrice des militaires et de la droite salvadorienne, tente de détruire ses opposants politiques en vue de restaurer ensuite la domination politique du secteur oligarchique traditionnel.
Sous la présidence de Romero, l’institution militaire se sépare de la société civile pour se constituer en son pôle opposé. Le but est d’obtenir sa soumission à travers la terreur d’État. Pour atteindre cet objectif, les militaires créent, dès 1975, les organisations terroristes tels que Les Forces Armées deLibération Anticommuniste Guerre ¿’Elimination (FALANGE) en promettant de supprimer tous les «communistes» et leurs alliés. Ils dénoncent des évêques, des prêtres, des députés et des militaires comme faisant partie de cette orientation. En avril de cette même année, une crise provoquée par l’enlèvement d’un nanti salvadorien donne naissance à l’Union Guerrière Blanche (UGB) (Lafaber, 1989).
En mars 1977, le prêtre Rutilio Grande est assassiné par l’UGB, tout comme le sera le prêtre Alfonso Navarro. En juin de cette année, la même organisation paramilitaire menace de mort tous les Jésuites qui vivent au Salvador. En novembre 1977, le général Romero promulgue la loi de l’ordre public. Cette loi n’est, selon Lafaber (1989), qu’un permis pour tuer. Dès son arrivée au pouvoir, le général Romero s’engage dans la répression ouverte en visant l’extermination de la gauche et des communautés écclésiales de base (Idem).
Les secteurs populaires répondent à cette répression sanglante par un accroissement d’organisations et de mobilisations. Monseigneur Romero, primat de l’Eglise du Salvador, prend parti pour ceux qu’il appelle les sans voix et qui réclamaient justice depuis longtemps. L’Eglise, s’adossant aux vues populaires, critique fortement la dictature militaire et les intérêts égoïstes dont elle prend la défense. Par cette séparation de la croix et de l’épée, la crise de légitimité du régime en place s’approfondit davantage. La crise politique s’enlise dans une incertitude profonde, car les mécanismes traditionnels de répression et de terreur d’état ne fonctionnent plus comme jadis. Devant ce marasme politique, le président Romero intensifie la terreur d’état, ce qui a pour effet de l’isoler plus encore, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Les conclusions d’une investigation du Comité Interaméricain des Droits Humains révèle que ce gouvernement pouvait être considéré comme un des pires violateurs des droits humains au monde (Baloyra, 1984, p. 93).
L’échec de Roméro peut-être mesuré à l’aide de deux critères : il n’était pas capable de contrôler le mécontentement populaire et il ne pouvait pas offrir une issue aux problèmes urgents du pays. C’est pourquoi, en février 1979, sous la pression du président Carter, de l’église Catholique, des organisations internationales et de certains éléments du secteur privé et de l’armée, il abroge la loi sur l’ordre public et tente d’atténuer les tensions en organisant en mai de la même année un Forum National en invitant les organisations populaires à y participer. Il annonce également, afin de trouver une solution à la crise, des élections pour une date très proche (Martínez, 1998). Romero et son alliance réactionnaire échouent dramatiquement dans la poursuite de leurs objectifs visant à briser la résistance populaire.
Cet échec se situe au milieu d’une conjoncture politique critique qui avait comme scénario une confrontation radicale entre les forces armées et les secteurs populaires. Cette crise possédait un trait fondamental : elle évoluait en spirale, c’est-à-dire qu’un accroissement de répression provoquait plus de radicalisation et d’organisation du côté du peuple, et vice versa. À côté des actions de masse, les opérations militaires des guérillas devenaient plus nombreuses et plus spectaculaires. L’offensive politico-militaire des masses était à son apogée. La situation était chaotique et le gouvernement de Romero en sortit affaibli et isolé. Tous ces éléments combinés pouvaient laisser croire que le Salvador allait être, après la Révolution sandiniste, la deuxième révolution triomphante dans le sous-continent. Devant ces événements incontrôlables, les Etats-Unis décidèrent de chercher une alternative pour le Salvador.
5. Sur Pintervention nord-américaine au Salvador
Quelques remarques de départ
Historiquement, depuis que les Etats-Unis sont passés à l’étape de construction post-indépendantiste, ils ont tenté de contrôler et d’influer sur la dynamique politique de la région centraméricaine comme s’il s’était agi d’une extension de la leur. Lafaber (1989) reconnaît que la théorie de la dépendance34 est très suggestive pour comprendre la relation de l’Amérique latine avec le capitalisme mondial. Pourtant, explique-t-il, cette théorie ne suffit pas pour éclairer le rapport tout particulier qui s’est établi entre les Etats-Unis et la région centraméricaine. Pour la compléter, il propose la notion de néo-dépendance qui va au-delà d’un rapport strictement lié à l’économie tel que développé, selon lui, dans la théorie de la dépendance.
Dans son approche, la notion de néo-dépendance aide à comprendre un fait fondamental : les états-Unis, afin de maintenir leur contrôle sur la région, ont directement recouru à leur pouvoir politique et militaire chaque fois que cela leur a semblé nécessaire. Cela a été le cas au Nicaragua de 1909 à 1912, au Guatemala durant la crise de 1954 contre Arbenz, et au Salvador pendant la décennie 1980. Dans ces pays, assure l’auteur, devant la menace que certaines forces politiques représentaient pour le statu quo, les Etats-Unis ont opté pour leur anéantissement par voie militaire. Ils cherchaient ainsi un résultat très concret : maintenir intact le rapport de dépendance.
Lafaber (1989) défend l’idée que ces agissements de la part des Etats-Unis s’expliqueraient par le fait que ce pays, qui a eu comme point de départ une révolution fondatrice, est devenu avec le temps un empire fortement conservateur. Ce conservatisme s’articule presque naturellement avec les oligarchies et les militaires qui depuis longtemps ont dominé la région. Leur alliance se confondait dans une recherche active pour conserver le statu quo centraméricain inchangé. Ce serait par ce biais que les Etats-Unis sont devenus l’associé inconditionnel du despotisme réactionnaire en Amérique centrale.
Sur le rapport des états-Unis avec le Salvador
Lorsque Baloyra analyse la présence américaine au Salvador, il souligne qu’avant octobre 1979 elle était très forte. Nous n’exagérons pas, note-t-il, si nous disons qu’au Salvador l’ambassadeur nord-américain avait un prestige et une influence semblables et même supérieurs à ceux du président de la République. Néanmoins, commente-t-il, ce n’est un secret pour personne que les tentatives des états-Unis d’employer ce pouvoir pour dicter ou modeler la direction politique du Salvador n’ont pas toujours fonctionné (1984, p. 107).
Baloyra aborde ainsi une contradiction apparente : d’une part, l’ambassadeur nord-américain est dans une position égale ou supérieure à celle du président du pays et d’autre part, les Etats-Unis n’ont pas eu le pouvoir d’imposer automatiquement leur volonté. Nous disons contradiction apparente puisque toute domination, à notre avis, ne peut s’exercer de manière directe. Elle doit plutôt être le produit d’une persuasion, d’une négociation, surtout quand le rapport se réalise entre des états formellement «égaux et souverains».
Pour ce type de rapport, il est important de donner l’impression que le subordonné jouit d’une autonomie, d’une souveraineté. Cependant, pour la puissance dominante, les événements politiques ne peuvent pas et ne doivent pas se développer sans rapport avec ses intérêts stratégiques fondamentaux de domination. Et quand ces apparences ne suffisent pas ou qu’elles sont un obstacle pour maintenir le cap désiré, la puissance américaine a, comme Lafaber l’explique ci-dessus, le pouvoir décisif d’une intervention politique et militaire directe afin de remettre les choses dans l’ordre établi par sa volonté impériale.
Au Salvador, après l’échec «réformiste» du colonel Molina et la défaite de l’alliance réactionnaire du général Romero qui n’a pas réussi à maîtriser le mouvement populaire, et devant le fait que les actions de masse devenaient de plus en plus menaçantes pour le statu quo, la puissance américaine passa de l’étape des apparences diplomatiques à une ingérence politique et militaire directe. La justification de cette intervention : éviter que le Salvador ne devienne un satellite communiste comme c’était déjà le cas, d’après elle, pour le Nicaragua alors sous contrôle des sandinistes. C’est en raison de cette lecture impérialiste des événements qu’un conflit politique né de circonstances intérieures et plus précisément de la pauvreté et de l’exclusion sociale de grandes masses dépossédées, devenait un des points chauds de la confrontation entre l’Est et l’Ouest. Ce qu’il faudra souligner c’est qu’au Salvador, les Etats-Unis d’Amérique avaient un objectif plus redoutable : en militarisant le conflit social salvadorien, ils voulaient montrer au monde, après les défaites au Vietnam, en Iran et au Nicaragua, le retour en force de la puissance américaine sur la scène politique mondiale. Pour eux, le Salvador était un cas test et devait montrer la réversibilité des processus révolutionnaires.
L’administration Carter et sa doctrine de défense des droits de l’homme au Salvador
En 1977, Carter arriva au pouvoir aux états-Unis. Aussitôt, Zbigniew Brzezinski, son conseiller au Conseil de Sécurité Nationale, situa la problématique centraméricaine comme faisant partie d’un défi du Bloc Soviétique. Au fur et à mesure que les conflits politiques dans cette région du monde devenaient plus aigus, cette vision était à ses yeux la plus adaptée pour expliquer les problèmes de la région. Pourtant, une contradiction allait voir le jour, car Carter déclarait ouvertement dans ses relations avec l’Amérique Centrale une diplomatie de défense des droits de l’homme au point d’en faire un principe fondamental de sa politique extérieure (Lafaber, 1989; Baloyra, 1984).
Conséquemment, les états-Unis exigèrent de leurs voisins du Sud le respect des droits fondamentaux. Si ces gouvernements agissaient à l’encontre de ces droits et ne prenaient pas des mesures afin de corriger leurs agissements, l’aide américaine devait être suspendue. Mais comment l’administration Carter allait-elle concilier cette doctrine avec le cas du Salvador où un militaire répressif, appuyé par une coalition réactionnaire de militaires et de l’oligarchie, se trouvait à la présidence du pays?
Face à ce dilemme, l’administration Carter agit avec un pragmatisme remarquable. étant donné que le responsable du Conseil de la Sécurité Nationale Zbigniew Brzezinski plaçait les conflits centraméricains dans le cadre de la confrontation Est-Ouest, il trouva dans le même souffle les arguments prouvant la nécessité de continuer à fournir l’aide militaire au Salvador. Toutefois, condition sine qua non, elle devait être justifiée. À cette fin, William Bowler et l’assistant du secrétaire d’État Vaky se rendirent au Salvador pour demander au général Romero de faire des réformes superficielles dans le domaine des droits humains afin que Carter puisse reprendre l’envoi de l’assistance (Lafaber, 1989, p. 321).
Washington décidait alors d’utiliser son pouvoir d’influence et ses ressources afin de définir la direction d’une crise politique pour atteindre certains résultats. La justification pour ce faire fut trouvée : le conflit salvadorien n’était qu’un produit d’une conspiration communiste internationale. Un argument très puissant a ainsi été trouvé pour intensifier l’intervention nord-américaine dans ce pays. Selon Baloyra (1984), Carter et Reagan, dans des actions différentes et usant de politiques distinctes poursuivaient tous deux des objectifs contradictoires : d’une part, l’instauration d’un régime démocratique et d’autre part, l’exclusion de la gauche de toute participation dans ce processus.
De fait, Baloyra semble signaler une contradiction là où elle n’existe pas. Les Etats-Unis, la droite salvadorienne et les militaires n’excluaient pas la gauche en tant que telle, sinon son projet démocratique qui prônait des réformes profondes au sein du statu quo. À cette vision, ils opposaient leur conception de la démocratie. Nous développons ces aspects dans la partie théorique de ce travail. À ce stade, nous trouvons qu’en réalité, il s’agit d’une contradiction profonde à l’intérieur du paradigme démocratique dont le contenu est une lutte hégémonique où deux projets de démocratie différents s’affrontent.
La lutte politique n’apparait plus alors comme l’expression de caprices, de malentendus, de bonnes ou de mauvaises intentions mais bien comme un conflit d’intérêts profond qui passe nécessairement par l’affaiblissement ou la destruction d’une position par l’autre. En tout cas, il est intéressant de remarquer que ces intérêts sont occultés par des discours politiques qui semblent neutres et qui prônent un humanisme abstrait, une conception des droits de l’homme également abstraite, etc. Dans le cas de Carter, en faisant une lecture purement morale de la problématique salvadorienne comme celle de la doctrine des droits de l’homme, et en insistant strictement sur les droits politiques et civils des salvadoriens, il faisait abstraction des fondements de l’inégalité sociale du pays. Les problèmes du monopole de la terre et de la redistribution de la richesse restaient de la sorte absents et étaient minimisés dans les discussions et les préoccupations de cette administration.
Celle-ci laissait évidemment de côté les aspects qui étaient à l’origine de la répression gouvernementale, de même que de la résistance populaire. Les deux pôles étaient en réalité l’expression d’une même problématique sociale. En fait, nous croyons que Carter n’était pas tout à fait inconscient de la nature du conflit lorsqu’il demandait, d’un côté, la diminution de la répression et, d’un autre côté, conseillait à ce même régime de lutter contre la résistance populaire. C’est cette conclusion que nous pouvons tirer de la mission de William Bowler et de l’assistant du secrétaire d’état Vaky puisqu’ils ne demandaient pas à Romero d’arrêter la répression, mais plutôt de la diluer afin de pouvoir justifier l’envoi de l’aide américaine.
Cependant, Romero et le statu quo qu’il représentait ne pouvaient pas se maintenir au pouvoir sans l’utilisation de la terreur d’état. Au Salvador, au-delà des droits humains, l’enjeu principal était donc la crise structurale d’un système de domination qui, à travers la désobéissance civile d’importants secteurs de la société, était confronté à sa propre survie. La lutte était radicale et la survivance des élites passait par la destruction des secteurs qui défiaient ouvertement leur domination.
L’administration Reagan et sa stratégie de guerre totale contre la «menace communiste» au Salvador
C’est Ronald Reagan qui allait en finir avec les scrupules de la doctrine des droits de l’homme de Carter. Ce dernier était d’ailleurs accusé par son Administration d’avoir permis l’avancement du communisme dans la région en permettant l’arrivée au pouvoir des Sandinistes. Reagan allait donc redéfinir la politique extérieure des états-Unis d’Amérique sur des principes que Beaucage analyse comme suit :
La campagne électorale [de Reagan] avait été tout entière axée sur la reconstruction d’une «Amérique forte». Il restructure la politique extérieure américaine autour de [trois] principes clairs (énoncés dans le document de Santa Fé et précisés par la suite) :
- Le monde est divisé en deux camps, l’Est et l’Ouest. La lutte entre les deux camps doit s’intensifier et mener à la défaite de l’Empire du mal ;
- Le Tiers-Monde n’existe pas. Il y a des «régimes amis» qu’il faut renforcer même s’ils sont «autoritaires» car ils sont perfectibles; et des «régimes hostiles» qui servent alors nécessairement les intérêts de l’URSS et qu’il faut abattre par tous les moyens ;
- La solution aux problèmes sociaux et économiques des pays pauvres passe par la libéralisation de leurs économies, la diminution du rôle de l’état, la «vérité des prix» et l’ouverture des frontières au commerce et aux investissements étrangers.
À la lumière de ces principes, la solution de la crise centraméricaine se fera en deux étapes : la première est militaire et doit se terminer avec l’écrasement des guérillas salvadorienne et guatémaltèque, et le renversement du régime sandiniste ; la seconde est socio-économique et axée sur la reconstruction et le développement. Sur le plan politique, dans la première phase, on s’appuie principalement sur les Forces Armées, dans la seconde, lorsque les mouvements révolutionnaires auront été détruits, on pourra rétablir une démocratie limitée (Beaucage, 1988, p. 66-67).
La doctrine de Reagan divisa de cette manière le monde en deux modes de vie différents : le monde occidental libre et le monde communiste non-libre. Le premier monde se réfère au mode de culture occidentale et chrétienne où les états-Unis exercent leur influence hégémonique (Barry, 1987, p. 29). À l’intérieur de celui-ci, il existe des gouvernements «autoritaires» qui sont des amis puisqu’ils sont «perfectibles». Dans cette optique, les dictatures militaires de la région centraméricaine ont l’appui inconditionnel des Etats-Unis. Selon cette même doctrine, il existe des régimes «hostiles» qui, par leur nature, sont «non-perfectibles» et servent nécessairement les intérêts de l’URSS. Par tous les moyens, il faut les abattre. Les gouvernements nationalistes ou les mouvements populaires dont l’orientation idéologique et politique questionne la politique ou la présence nord-américaine dans la région sont considérés comme une menace directe à la sécurité nord-américaine.
Ce partage du monde en deux grands blocs différents où s’affrontaient le «bien» et le «mal» permettait à cette administration d’expliquer les problèmes socio-politiques de la région comme étant le résultat direct d’une «conspiration étrangère». Pour Reagan, les mouvements de guérilla du Salvador et du Guatemala n’étaient qu’«an aggressive minority - professional guerrilla movements trying to destabilize the region from Panama to Mexico - that has thrown in its lot with the Communists, looking to the Soviets and their own Cuban henchmen to help them pursue political change through violence» (cité par Baloyra, 1985, p. 43).
L’axe de cette «conspiration internationale» était l’Union Soviétique présentée comme la force financière et conseillère principale. «L’empire du mal» osait défier la puissance américaine dans sa zone d’influence la plus proche. En conséquence cette région devenait, pour elle, la plus importante au monde (Lafeber, 1989, p. 362). En 1983, le président Reagan déclarait : «Il n’y a pas de région au monde plus étroitement liée au système politico-économique des Etats-Unis, ni aussi vitale pour la sécurité nord-américaine que l’Amérique centrale. Si nous perdons dans cette région, nous ne pourrons prédominer nulle part ailleurs» (Jacob, 1991, p. 85).
Reagan se donnait une mission claire : stopper la menace marxiste-léniniste dans une région qui n’était à ses yeux qu’une manœuvre de grande envergure des ennemis de la liberté : l’Union Soviétique et Cuba. Pour atteindre cet objectif, les Etats-Unis optèrent pour une stratégie militaire globale. Comme nous l’avons dit, les dimensions économiques, sociales, politiques, psychologiques et idéologiques devinrent alors parties intégrantes de l’effort militaire au sens générique. À l’époque, ce type de stratégie contre-révolutionnaire fut appelé : guerre de faible intensité (GFI).
La stratégie d’intervention des Etats-Unis dans la région était conçue comme intégrale et fondée sur une révision critique des différentes expériences militaires telles que l’expérience allemande lors de la deuxième guerre mondiale, de l’Angleterre en Malaisie, au Kenya, et en Irlande, des Philippines contre les Huk, de la France en Algérie ; et plus spécialement leur propre expérience au Vietnam (Barry, 1987). Pour le cas salvadorien, Ramonet (1992) témoigne «que les états-Unis firent du Salvador, dès le début des années 80, une sorte de laboratoire militaire35. Ils y mirent notamment au point leur stratégie sur les «conflits de faible intensité» appliquée par la suite avec succès au Nicaragua, en Angola et en Afghanistan».
À travers la GFI, les états-Unis cherchaient à imposer une domination intégrale au Salvador. Leur objectif : neutraliser l’ennemi (les forces insurgées) en utilisant la même logique que lui. Si les révolutionnaires employaient une stratégie et une tactique de caractère global afin d’incorporer les masses dans une guerre populaire, les forces contre-révolu-tionnaires feraient de même pour les neutraliser et les réduire à un niveau de combat et d’influence politique insignifiants. Dans la stratégie nord-américaine, la GFI avait un contenu plus politique et psychologique que militaire. La victoire était envisagée dans le long terme et était assurée par les ressources inépuisables des forces alliées aux Etats-Unis.
Par opposition à une guerre régulière qui cherche à mettre hors de combat l’ennemi, le but de la GFI était plus sournois et concentrait son action militaire à tous les niveaux de la dimension sociale, pour isoler, discréditer et affaiblir autant physiquement que moralement l’opposant jusqu’à ce que les forces révolutionnaires soient écartées comme alternative réelle du pouvoir. Le but était de faire sortir le poisson de l’eau.
Veau qui brillait comme une mer de sang : bilan de l’intervention des Etats-Unis au Salvador,
Selon Baloyra (1984), l’intervention nord-américaine au Salvador avait un seul objectif : éviter la victoire des forces de gauche.
À cette fin, on décide en premier lieu d’appuyer massivement le gouvernement du Salvador, considéré dans la théorie des dominos comme la prochaine victime de «l’agression soviético-cubaine» et où la politique de Carter a échoué. La nomination d’un président civil, Napoleón Duarte, permit la reprise de l’aide militaire, accompagnée d’un entraînement systématique des troupes à la lutte anti-guérilla[...] L’armée, modernisée et mieux entraînée, ne réussira cependant pas à déloger le FMLN de ses places fortes du nord et du nord-est du pays; mais ce dernier n’arrivera pas non plus à élargir la base sociale de l’insurrection aux villes où la répression (40 000 morts, entre 1979 et 1982) a décapité le mouvement populaire (Beaucage, 1988, p. 68).
De ce ravage Woodward fait les calculs suivants. Au Salvador,
A bloodbath enveloped the country where more than 45,000 people have died, mostly at the hands of government or its terrorist. Comparing this as a percentage of the population with the United States, it would be equivalent to more than two million people dying in revolution here. And more than a half million Salvadorans have reportedly fled the country, equivalent to some 28 millions in the United States in terms of a percentage of its total population (Woodward, 1984, p. 298).
En 1980, l’aide militaire des états-Unis au gouvernement salvadorien se chiffrait à 6,7 millions de dollars; en 1984, elle s’est multipliée par 30 pour atteindre 196,6 millions; en 1988, on en était rendu à 730 millions, soit 2 millions de dollars par jour dont 15 % seulement devait servir au développement (Jacob, 1991, p. 86). L’armée et les forces de sécurité ont augmenté de 13 250 hommes en 1980 et atteint 53 000 en 1986. Elles ont aussi acquis une douzaine d’hélicoptères et une grande variété d’avions d’attaque incluant les blindés meurtriers AC-47 (Fagen, 1988, p. 87). Durant les premières années du conflit, les escadrons de la mort ont fait un travail très efficace avec une moyenne de 300 à 500 civils morts par mois (Lafaber, 1989, p. 376).
Au Salvador, la guerre civile était totale et meurtrière. Dans ce processus, la démocratie procédurale abandonnait son langage et ses propos habituellement abstraits pour se présenter sous son vrai jour, c’est-à-dire sous forme d’antithèse en lutte ouverte et radicale vis-à-vis de son pôle contraire, la démocratie substantielle. Au cœur de la controverse se trouvait donc une proposition de démocratie limitée versus une autre de participation ouverte à tous : Etat minimal ou Etat maximal, voilà le nœud du conflit. Rappelons toutefois que, dans cette confrontation, la stratégie de guerre contre-révolutionnaire appliquée au Salvador, soit la GFI, visait un objectif plus politique que militaire et que son but était d’isoler, d’affaiblir politiquement l’alliance révolutionnaire du FMLN-FDR afin qu’elle ne devienne une alternative réelle de pouvoir.
6. Vers l’isolement politique de l’alliance révolutionnaire du FMLN-FDR
Jeunesse militaire et coup d’État d’octobre 1979
Comme expliqué ci-dessus, le général Romero, en dépit de sa tentative de réduire les tensions politiques en abrogeant la loi de l’ordre public et en invitant l’opposition politique à participer à un Forum National et aux élections, n’a pas été capable de redresser une situation qui lui échappait. À la base de cette crise se trouvait un mouvement populaire défiant ouvertement et massivement la domination militaire. Le système politique salvadorien était en train de s’effondrer. Une issue devait donc être trouvée. Le coup d’État de la jeunesse militaire du 15 octobre 1979 allait être une tentative de solution.
Il faut souligner que ce secteur de l’armée, par son coup d’État et son programme politique, atteignait un double objectif: 1) en écartant Romero du pouvoir, il enlevait au mouvement populaire le catalyseur qui alimentait son unité et sa lutte, créant par là-même, soudainement, un vide politique 2) il affaiblissait fortement le programme politique de la gauche révolutionnaire en incorporant dans le programme politique des militaires réformateurs les revendications populaires les plus mobilisatrices. Leur première proclamation en apporta la preuve : les militaires reconnaissaient que la dictature militaire salvadorienne avait violé les droits humains, avait fomenté et toléré la corruption dans l’administration et la justice, avait créé un véritable désastre économique et social, avait commis des fraudes électorales scandaleuses, avait promu des programmes de développement inadéquats et avait permis que des changements même timides du système soient freinés par le pouvoir économique et politique des secteurs conservateurs qui, à tout moment, ont défendu les privilèges ancestraux de la classe dominante (Amaya, 2002, p. 254).
Pour mettre un terme à cette situation, la jeunesse militaire faisait le compromis de créer un environnement propice pour réaliser des élections véritablement libres, de permettre la constitution de partis de toutes les idéologies pour fortifier le système démocratique, de reconnaître et respecter le droit de syndicalisation dans tous les secteurs de travail et de stimuler la libre expression de la pensée selon les normes éthiques (Idem). Le discours et les promesses politiques des jeunes militaires pouvaient être vus alors comme tentant une rupture avec le passé, passé où l’alliance de la terreur militaire et du despotisme oligarchique avait directement conduit le Salvador au chaos structurel. Les militaires, après leur coup d’État, avaient donc une promesse centrale à tenir : la création d’une société plus juste.
La jeunesse militaire entre le discours et la réalité. Vers l’état mixte salvadorien
Cette jeunesse militaire salvadorienne constituait un secteur de l’armée qui s’opposait aux officiers plus anciens, étroitement associés aux organisations paramilitaires et à l’oligarchie. Elle envisageait plutôt positivement des réformes qui permettraient de partager modérément la richesse sans pour autant menacer en profondeur le système en place. Ce secteur réformiste souhaitait établir une étroite relation avec les Etats-Unis qui octroyaient les armes nécessaires dans la lutte contre-révolutionnaire. Avec ces réformes, il tentait d’attirer l’appui des modérés de l’opposition (Lafaber, 1989, p. 321).
La jeunesse militaire, avec cette stratégie désavouant l’extrême droite et l’extrême gauche, entendait se situer au centre du panorama politique salvadorien. En réalité, comme le note Baloyra (1984, p. 108), un fait essentiel échappait à ces militaires réformateurs, car le coup d’État avait négligé de prendre en compte un aspect qui allait déterminer très négativement la portée et la profondeur du processus démocratique dans ce pays : l’appareil répressif d’état restait intact. De sorte qu’au Salvador l’État de droit était placé en seconde place des priorités, et son implantation fut reléguée à un moment indéterminé dans le futur. De cette façon, l’Etat mixte faisait surface dans ce pays et à travers lui, «the armed forces were successfully consolidating their presence in the state, expanding their network of control in the countryside, and maintaining their institutional autonomy» (Williams et Walter cités par Ladutke, 2000, p. 175).
C’est bien entendu à travers cet Etat mixte que deux secteurs sociaux apparemment différents s’alliaient afin de promouvoir une transition démocratique. La raison politique de cet accord semblait être qu’au moment de son coup d’État la jeunesse militaire avait un dilemme à résoudre : s’allier à la fraction dure de l’armée et tenter de gagner leur appui pour transformer timidement le système ou, au contraire, consolider une alliance avec le mouvement populaire organisé et tenter des changements en profondeur du statu quo. Face à cette situation pleine d’incertitude, la jeunesse militaire fit un choix : elle décida de s’allier à la fraction dure de l’armée. En conséquence, et d’après les termes utilisés par Hermet (2001) pour caractériser ce type de processus, une transition démocratique impure et peu démocratique allait se développer au Salvador. Comment peut-on approfondir davantage ce type de transition démocratique?
Les deux dynamiques de Vétat mixte
À son début, défend Phillip Wheaton (1981), la Junte de gouvernement a évincé quelque 20 officiers pro-oligarchie de haut niveau, mais remarque-t-il, d’autres de tendance réactionnaire restaient aux commandes de l’appareil militaire. Un fait politique primordial demeure : ce coup d’État contre Romero36 fut «un coup de palace37», c’est-à-dire que Romero partait, mais la structure répressive qui soutenait son régime demeurait. En janvier, avant le départ de ce général, une structure de pouvoir de la droite avait déjà été soigneusement organisée : ANSESAL38. Cette organisation avait été créée par la tendance pro-oligarchique à l’intérieur de l’armée. C’était un commandement parallèle, intégré et coordonné à l’intérieur des forces armées qui contrôlait les services de renseignements G-2 et S-2 avec le pouvoir de prendre des décisions de haut niveau indépendamment de celui qui commandait l’armée.
L’ANSESAL avait placé ses officiers dans des positions clés à l’intérieur de l’armée et avait également sous son autorité les patrouilles territoriales et les groupes terroristes de la droite : ORDEN, Union Guerrière Blanche (UGB) et FALANGE. Plus encore, sous la direction de Roberto Hill, Regalado Dueñas39 et autres membres de l’oligarchie, l’ANSES AL recevait un appui civil - tant financier que technique - pour soutenir ses opérations à l’extérieur de la structure militaire. Deux ex-officiers clés du haut commandement sous Romero opéraient avec l’ANSESAL : le colonel «Chele» Medrano, chef d’ORDEN, et le major Roberto D’Abuisson, chef de la UGB. Ce secteur pro-oligarchique n’a jamais perdu le contrôle de l’armée durant les mois d’automne et de printemps de 1980 (Wheaton, 1981, p. 199-200).
C’est comme cela que dans la première Junte Révolutionnaire du Gouvernement deux factions de l’armée s’allièrent. D’une part, les militaires réformistes favorables à des réformes contrôlées du système socio-économique et d’un partage du pouvoir politique avec les secteurs modérés de la gauche; d’autre part, les militaires conservateurs pro-oligarchie de ligne dure favorables à la destruction de la gauche, y compris la modérée. Dès lors l’État mixte a pu se structurer au Salvador.
De l’optimisme réformiste à son échec : l’aile dure des militaires s’impose à la faction «progressiste»
Au commencement du processus démocratique, l’optimisme était au rendez-vous. Cette Junte avait décrété la dissolution d’une organisation paramilitaire : l’Organisation Démocratique Nationaliste (ORDEN). Elle avait promis de trouver et de libérer les prisonniers politiques, de nationaliser l’exportation du café, d’établir une politique de salaire minimum et, plus important, elle se proposait d’initier un processus de réforme agraire. Au niveau des alliances politiques, les militaires «progressistes» étaient ouverts à une participation politique des civils dans le pouvoir. C’est porquoi au côté du colonel Adolfo Majano et du colonel Jaime Abdul Gutiérrez participèrent à la Junte, Román Mayorga de l’Université Centraméricaine «José Siméon Cañas» (UCA), Guillermo Manuel Ungo qui représentait les socialistes de centre gauche, et Mario Andino qui représentait le secteur privé. Au niveau militaire, la jeunesse militaire était représentée par Adolfo Majano et les militaires conservateurs de la ligne dure l’étaient par Abdul Gutiérrez (Martínez, 1998).
L’agenda politique de la jeunesse militaire et ses alliances avec les modérés de gauche étaient observés avec suspicion par le pouvoir établi. Ils inquiétaient le haut commandement militaire, puisque certains d’entre eux étaient soupçonnés d’être les principaux responsables des tortures et disparitions. L’aile dure de l’État mixte se devait alors d’agir rapidement afin d’éviter que la transition démocratique au Salvador ne devienne une amorce réelle de changement ou, du moins, un processus politique qui permettrait une coalition des forces favorables à la jeunesse militaire.
Dès lors commença une lutte aiguë pour le contrôle de l’État mixte salvadorien dont le caractère réactionnaire se dévoila progressivement. Dans ce processus, les représentants civils furent exclus des décisions importantes et les réformes s’appliquèrent au compte-gouttes. Les «disparus» politiques ne sont jamais réapparus et les membres d’ORDEN ont simplement rejoint d’autres organisations paramilitaires qui, sans scrupules, ont déclenché une répression généralisée contre la population civile. L’appareil répressif d’état se situait au-dessus de la loi et des institutions, il était le véritable pouvoir derrière celui qui contrôlait formellement la Junte révolutionnaire du gouvernement. Cette dernière, avec pour toile de fond des massacres et des persécutions sans précédents, vit son rôle et son discours «progressistes» s’effacer. Cette situation politique qui peut être définie comme du «Romerisme» sans Romero, s’était installée dans un climat de violence décuplée.
La première Junte de gouvernement s’était mise au service de la stratégie contre-révolutionnaire de la droite extrémiste qui, à cette étape de son offensive, avait un seul but : anéantir le mouvement populaire. De fait, à ce point de destruction et de désolation, la transition démocratique montrait qu’elle faisait elle même partie intégrante de la stratégie contre-révolutionnaire. Selon NACLA, la brutalité de l’armée et son armement étaient supérieurs à ceux de la guérilla. Les cibles des belligérants étaient différentes. Les guérillas s’attaquaient aux forces armées et aux escadrons paramilitaires. L’armée poursuivait les membres non armés des organisations populaires et les escadrons de la mort parcouraient les villes à la recherche des dirigeants qu’ils décapitaient. À la campagne, n’importe quel paysan pouvait servir d’exemple pour intimider le reste du village (cité par Wheaton, 1981, p. 204).
Cette répression généralisée et sans relâche met en évidence, dès le début du coup d’État, l’alliance de fait entre les deux factions de l’armée. La déclaration suivante en témoigne : selon un communiqué de l’agence EFE du 3 mars 1980, le représentant du secteur réformiste de l’armée dans la Junte du gouvernement, le colonel Adolfo Majano déclarait que «depuis le coup d’État du 15 octobre, le gouvernement avait été très doux avec ses ennemis, mais que la fête était terminée». Après avoir annoncé l’imminente application de la réforme agraire, Majano affirma que le moment était venu de passer à une nouvelle étape pour le processus salvadorien qui se caractérisait par une «main dure» envers les ennemis de la démocratie (cité par Wheaton, 1981, p. 206-7). Comment cette «main dure» a-t-elle été appliquée au Salvador? Wood dévoile les grandes lignes de l’action entreprise :
The brutally repressive response of the Salvadoran state... led some activists to support the hitherto tiny guerrilla forces. The threat posed by mobilization, repression, and the growing potential for armed conflict led to a coup by reformist officers in 1979. While the reformists were soon marginalized, the deepening insurgent threat led to the formation in 1980 of a new governing alliance between the military and the PDC, supported by the United States. However, the breaking of the ruling alliance did not displace the will and capacity of the security forces for violence against popular organizations : violence worsened in the wake of the coup, culminating in the assassination of several opposition political leaders in November 1980. The indiscriminate nature of the violence, as well as its brutality, led still more people to support the guerrilla groups, allied as the Frente Farabundo Martí para la Liberación Nacional (FMLN). Some were driven by moral outrage at the violence, others perceived relative safety in proximity to the armed guerrilla forces, some grasped the opportunity to defy oppressive social authority, some judged violence a legitimate means toward the realization of social justice in the circumstances, some undoubtedly sought vengeance (Wood, 2001, p. 5).
La jeunesse militaire, au nom des réformes, acceptait la répression sans relâche contre le mouvement populaire. Ce réformisme militaire était de contenu fortement dictatorial et de caractère anti démocratique. Ce que Williams et Walter confirment dans les termes suivants : «the reformists were not democrats; indeed, they had much in common with the hardliners. Both groups shared a fiercely anticommunist ideology (the National Security Doctrine). While the reformists advocated limited change, they did so to protect the military’s dominance, and they firmly opposed relaxing the military’s suffocating control of rural society» (cités par Ladutke, 2000, p. 176).
On pourrait conclure de ce qui précède qu’entre les militaires réformistes et les militaires de la ligne dure il n’existait plus aucune différence fondamentale. Leur alliance de fait à l’intérieur de Y Etat mixte salvadorien était dans l’ordre habituel des choses. Pourtant, au coeur du fonctionnement de cet Etat mixte, il est déjà possible de déceler un fait inquiétant pour l’avenir : la droite extrémiste salvadorienne voyait dans la jeunesse militaire un obstacle à la réalisation de ses objectifs.
La transition démocratique s’endurcit davantage : deuxième Junte révolutionnaire de gouvernement. Duarte et la DC au pouvoir
En janvier 1980, les trois membres civils de la Junte furent écartés et, dans les mois suivants, cinq militaires «réformateurs» qui avaient préparé le coup d’État d’octobre 1979 quittaient le pays. Gutiérrez et le colonel José Garcia, ministre de la défense et partisan de la ligne dure, assumaient, seuls, le pouvoir. L’extrême droite prenait ainsi le contrôle du gouvernement. Avec l’aide américaine, ces militaires allaient tenter de donner des apparences démocratiques à leur projet en incorporant deux démocrates chrétiens dans la nouvelle Junte révolutionnaire de gouvernement. L’un d’eux renonça presque immédiatement et fut remplacé par José Napoleón Duarte, que l’administration américaine allait présenter comme le modéré du processus politique (Martínez, 1998). Duarte remplaça dans la Junte Héctor Dada qui, avant de renoncer déclara : nous avons été incapables d’arrêter la répression et les responsables restent impunis; le dialogue promis avec les secteurs populaires ne se matérialise pas ; les opportunités de réaliser des réformes s’éloignent de plus en plus (Wheaton, 1981, p. 210).
Avec la deuxième Junte de gouvernement qui avait à sa tête le civil José Napoléon Duarte et deux militaires de la ligne dure, l’État mixte salvadorien s’enfonçait davantage dans la répression. Cette dynamique est analysée ainsi par Woodward :
Moderates could not control the right-wing military, and when the reformist Colonel Adolfo Majano was forced out of military command at the end of 1980, coinciding with the election of a pro right-win government in Washington, Duarte simply became a captive of the old order [...] he was ineffectual in stemming the atrocities of the military.So the war goes on in El Salvador, with heavy U. S. military aid to the government. (Woodward, 1984, p. 299)
Au Salvador, les stratèges de la guerre contre-révolu-tionnaire levaient un à un les obstacles pouvant s’opposer à l’implantation de la guerre ouverte et totale. Leurs cibles étaient tous ceux et toutes celles qui, un jour, avaient été identifiés par Majano comme «les ennemis de la démocratie» (Wheaton, 1981, p. 206-7). La répression généralisée ne respectait ni règle morale ni sentiment humain, et dans leur croisade anti-communiste, ces stratèges militaires noyèrent le Salvador dans une mer de sang. Rappelons qu’au niveau du Congrès nord-américain l’aide militaire au Salvador devait malgré tout être justifiée40 ; les partisans de la guerre totale devaient trouver un alibi pour s’assurer de la percevoir.
Pour réussir ce maquillage, ils utilisèrent deux outils insidieux : la réforme agraire et les élections. Comment, en effet, le congrès américain pouvait-il refuser son aide à une Junte de gouvernement qui allait inaugurer la révolution démocratique au Salvador? Examinons d’abord le rôle de la réforme agraire.
La réforme agraire : répression et guerre civile
Dans l’Administration Reagan, comme auparavant dans celle de Carter, la guerre révolutionnaire salvadorienne était vue comme le produit d’une conspiration communiste internationale. Selon les idéologues nord-américains, elle s’alignait sur l’axe reliant l’Union Soviétique à Cuba. En conséquence, les Etats-Unis se sentaient «menacés» et «forcés» d’intervenir directement dans les affaires internes du Salvador41 afin d’assurer leur propre sécurité et celle de la région centraméricaine.
Appliquant sa Doctrine de la Sécurité Nationale, la puissance américaine otait toute légitimité à l’action du FMLN-FDR qui, de son de point de vue, ne trouvait aucune justification à l’intérieur du pays et devait obligatoirement être fomentée de l’extérieur. Cette organisation de gauche ne représentait, à ses yeux, qu’un simple instrument de déstabilisation pouvant, à travers la violence des armes, provoquer le chaos dans la région. À ce stade du développement de notre sujet, nous pouvons soutenir, maintenant, que la droite et les militaires salvadoriens (y compris la jeunesse militaire) acceptaient cette vision sans discussion. C’est elle qui allait leur donner l’encadrement idéologique pour initier au Salvador le processus de déclenchement de la guerre civile. Pour imposer cette orientation, la réforme agraire allait jouer un rôle clé.
À notre avis, cette réforme agraire poursuivait concrètement, quatre objectifs :
- neutraliser et disqualifier la gauche et son programme économique et politique révolutionnaire42 ;
- créer un mouvement des masses paysannes qui appuierait la «révolution démocratique» salvadorienne43;
- isoler et anéantir les secteurs radicalisés de ce secteur ;
- montrer, principalement à l’extérieur du pays, que la Junte de gouvernement était vraiment «révolutionnaire» puisque anti-oligarchique.
Les auteurs de cette réforme agraire ont été l’institut Américain pour le Développement du Syndicalisme Libre qui était un groupe anticommuniste établi par la Fédération Américaine du Travail, et Roy L. Posterman, professeur de l’University of Washington, heureux concepteur des réformes agraires du Japon et de la Corée dans la décennie 1940, de même que de la réforme agraire du Vietnam qui connut une fortune moindre. La contribution salvadorienne à sa planification ne fut pas importante (Labafer, 1989, p. 326).
Les étapes de la réforme devaient être les suivantes :
- - Phase I : acheter les propriétés supérieures à 500 hectares. Le gouvernement les distribuerait ensuite aux paysans et aux coopératives ;
- - Phase II : répéter le processus avec les plantations de café d’une superficie située entre 100 et 500 hectares ;
- - Phase III : appliquer la doctrine «la terre pour qui la travaille». Idéalement, la réforme agraire devait détruire le pouvoir de l’extrême droite oligarchique et la réorienter ainsi vers le principal courant du capitalisme moderne. Elle créait par le fait même un appui paysan massif pour la Junte contrôlée par les militaires (Wheaton, 1981, p. 200).
La Phase I a partiellement atteint son objectif, toutefois le coût social a été considérable. Lorsque les propriétés les plus grandes ont été divisées, quelques membres de l’oligarchie sont partis à Miami, après quoi, ils ont manœuvré pour que le gouvernement leur achète leurs terres à un prix très élevé. Cet argent et le reste de leur richesse ont disparu dans les coffres des banques de Miami ou de Suisse. Certains propriétaires ont simplement divisé leurs terres en petites parcelles et les ont données aux membres de leurs familles; d’autres ont payé des ex-membres d’ORDEN ou des durs de D’Aubuisson pour éliminer les groupes de paysans qui tentaient d’obtenir un morceau de terre. Entre janvier et août 1980, le nombre de paysans tués constituait plus de la moitié du nombre de tous les civils assassinés. Le nombre de morts fut plus élevé là où les réformateurs agraires étaient les plus actifs (Lafaber, 1989, p. 327).
Sous couvert de la réforme agraire la répression s’inten-sifiait. Une répression implacable contre la population civile, qui allait devenir le détonateur de la guerre civile salvadorienne.
Baloyra le confirme dans le passage suivants :
One act of political will in the transition was the attempt to transform the Salvadoran political economy through a series of reforms prepared and/or enacted by the first two juntas of the Provisional Revolutionary Government between October 1979 and April 1980. On March 7, 1980, the government issued Decree No. 155 declaring a state of siege, supposedly to facilitate implementation of agrarian reform but also to try to restore order. This enabled rightist obstructionists to unleash a campaign of terror which transformed the transition into a civil war (Baloyra, 1985, p. 228).
La terreur d’état avait donc conduit les Salvadoriens à un tel degré de désespoir qu’ils rejoignaient les forces révolutionnaires pour sauver leur vie, phénomène expliqué par Wood ci-dessus (2001). C’est probablement dans ce sens qu’il faut interpréter la concomitance, décrite par Baloyra, entre le processus de la réforme agraire et le déclenchement de la guerre civile.
Sur le réformisme militaire au Salvador
La mise en place de la réforme agraire au Salvador apporte la preuve que le réformisme accepté par les militaires avait un contenu strictement répressif. Ils l’appliquaient en fonction de leur stratégie de guerre contre-révolutionnaire totale. Les objectifs économiques de la réforme étaient sacrifiés au seul profit des objectifs politico-militaires. Les militaires ne tentaient pas d’intégrer les masses dépossédées à la dynamique sociale et économique du pays ; leur but était au contraire de les confondre et de les diviser pour ainsi mieux les attaquer.
À l’évidence, ce type de réformisme ne devait ni ne pouvait questionner les fondements du système en place. La déclaration suivante le démontre avec pertinence. À San Salvador, le 14 mai 1980, le colonel Gutiérrez déclarait dans une conférence de presse que les réformes dépassant la Phase I ne seraient pas mises en application. La deuxième étape du processus fut arrêtée de la sorte. Or, la phase II touchait les terres produisant les cultures les plus importantes : café, coton et canne à sucre (Wheaton, 1981, p. 212). Même au milieu de ce réformisme répressif, la droite traditionnelle réussissait, d’une manière ou d’une autre, à maîtriser la situation en sa faveur.
Cet épisode apporte la preuve que si les militaires avaient finalement accepté la réforme agraire dans sa version minimale, c’était uniquement parce qu’ils avaient besoin de garder les apparences progressistes nécessaires pour obtenir l’aide militaire des Etats-Unis. Le réformisme de la deuxième Junte au pouvoir apparaissait dans sa vraie dimension qui était de servir d’écran de fumée pour «occulter», particulièrement aux yeux de la communauté internationale, le monstrueux carnage dont les Salvadoriens étaient victimes.
C’est pourquoi, au lieu de se compliquer la vie avec des projets visant une meilleure intégration de la masse dépossédée des paysans, la voie choisie fut la répression sauvage afin d’éradiquer les prétentions à une véritable réforme agraire qui aurait pu être à la base d’autres demandes de réformes profondes du système en place. 1932 se répétait au Salvador dans une version corrigée et amplifiée : les armes de terreur militaire et de destruction massive étaient plus sophistiquées qu’auparavant. Parmi ces outils, nous devons mentionner la guerre psychologique qui visait à créer un sentiment de peur et de désespoir chez les Salvadoriens. L’arme par excellence dans ce type de guerre était les disparitions.
Avec ce procédé, des milliers de Salvadoriens «ne sont ni morts ni vivants», comme l’a cyniquement déclaré l’ancien président de l’Argentine, le général Jorge Rafael Videla pour le cas argentin. Au Salvador, beaucoup de victimes étaient jetées le long des rues ou en d’autres endroits, mais leurs corps étaient patiemment découpés ou brûlés à l’acide pour rendre leur identification impossible. Psychologiquement, la torture était ainsi parfaitement réussie, car les familles des victimes et leurs amis allaient d’un lieu à l’autre avec l’espoir de retrouver leurs proches. D’autres familles attendaient un miracle leur permettant, un jour, de revoir les leurs44.
Des milliers et des milliers de familles salvadoriennes étaient ainsi soumises à une sorte de châtiment collectif fait d’angoisse et d’impuissance. Par ce biais, la guerre contre-révolutionnaire réussissait à pénétrer jusqu’au fond de la psyché humaine. Voilà, à notre sens, le processus par lequel la gauche a été isolée de ses appuis populaires. Notons que pour bien accomplir ce travail, les militaires ne faisaient pas de distinction entre les militants, les sympathisants et les simples citoyens, ce qui expliquerait le taux élevé de destruction et de morts durant cette guerre civile.
C’est la raison pour laquelle nous pensons que la contre-révolution salvadorienne était une stratégie de guerre qui ne s’appliquait pas seulement en surface mais voulait surtout frapper jusqu’à l’inconscient profond des Salvadoriens. Cette guerre était, de fait et en dépit des dégâts humains qu’elle a produits, plus politique que militaire. Il s’agissait d’anéantir la volonté des Salvadoriens cherchant, à travers l’organisation et la mobilisation politique, une réforme en profondeur du statu quo.
À cette fin, la résistance populaire de gauche était soumise à la GFI (guerre de faible intensité) conçue, comme expliqué ci-dessus, sous la forme d’une guerre intégrale. Elle allait combiner état de siège, guerre régulière, guerre sale, guerre psychologique et d’autres formes que prit la guerre contre-révolutionnaire. À cet arsenal allait s’ajouter un autre volet, non moins astucieux, celui des élections45. Suivons maintenant comment ces dernières ont aidé à parfaire le processus d’isolement politique de la gauche révolutionnaire salvadorienne.
L’élection de 1982 et l’incorporation à la transition démocratique d’un acteur extrémiste : l’ARENA du major Roberto D’Aubuisson46
Richard Fagen observe qu’en mars 1982 des élections pour élire une assemblée législative constituante ont été organisées, une fois que la terreur militaire urbaine de 1980-81 avait réussi à éliminer une grande partie de l’organisation populaire dans les villes. Cet effort inspiré par les Etats-Unis pour améliorer l’image du gouvernement salvadorien se limitait en réalité, d’après lui, à une compétition entre la faction de droite du Parti Démocrate Chrétien de Duarte et J’ex-trême droite. étant donné, souligne-t-il, le climat de terreur qui prédominait dans ce pays, la gauche n’a pu y participer (Fagen, 1988, p. 86-87).
Baloyra, qui se situe dans une autre perspective d’analyse, fait une lecture plus nuancée des élections de 1982. Il fait remarquer que, depuis le coup d’État de 1979, le Salvador est entré dans un processus de transition démocratique, et que ces élections n’étaient qu’un pas de plus pour atteindre cet objectif. Si l’on se réfère à ses commentaires, la majorité des représentants des médias internationaux, y compris lui-même, reconnaissaient que l’élection était transparente et que les votes se comptabilisaient sans manipulation. Cette élection a offert aux Salvadoriens la possibilité limitée, mais réelle, de choisir.
Dans le même ordre d’idées, Héctor Dada est d’avis que la stratégie contre-révolutionnaire générait des espaces de participation pour toutes les forces politiques opposées au triomphe de la révolution. D’après son analyse, il s’est créé un embryon de système politique qui comprenait un jeu de partis restreint mais tangible (Dada, 1994, p. 23). Au Salvador, un type de démocratie contrôlée commençait à voir le jour : la stratégie politique de Reagan portait ses fruits.
En 1982, les votes se sont divisés entre le PDC et TAREN A. Dans les faits, commente Baloyra (1984, p. 233), les Salvadoriens avaient le choix entre l’ARENA qui avait une proposition anticommuniste de ligne dure et un laissez faire économique, et le PDC qui avait une position réformiste, développementaliste et communautaire. Le message du dirigeant de 1’ARENA, Roberto D’Aubuisson, était direct : vaincre la guérilla à travers un déploiement de l’action militaire et neutraliser les réformes. L’ARENA avait l’appui inconditionnel de l’oligarchie salvadorienne (Idem, p. 231).
Le 20 janvier 1982, Duarte adressait un message aux salvadoriens dans lequel il se présentait comme le défenseur de la paix et l’artisan d’une transition qui passait de la dictature à la démocratie. Cette transition était menacée, disait-il, par des extrémistes. Il justifiait le pacte avec la Force Armée comme une tentative de rapprochement avec le peuple. Enfin, selon Duarte, les élections étaient une alternative à la violence47 (Baloyra, p. 232).
Baloyra, dans son évaluation des résultats des élections de 1982, présente le panorama suivant : la démocratie chrétienne a gagné les élections, mais elle a perdu le pouvoir. La coalition des partis d’extrême droite sous la direction de l’ARENA réussissait à s’installer au pouvoir après avoir tenté durant deux ans, de le faire à travers les coups d’État. Les Etats-Unis avaient enfin un gouvernement «élu par le peuple», même s’il était contrôlé par un homme (Roberto D’Aubuisson) qui avait été décrit comme un «assassin psychopathe». Les militaires ont toléré ces élections malgré la présence d’une faction militante extrémiste de droite qui pouvait compliquer leurs relations avec le Congrès des Etats-Unis. La guérilla a bénéficié d’une certaine notoriété, cependant, son état d’esprit et son prestige se sont affaiblis considérablement (Baloyra, 1984, p. 244-45).
Au Salvador, les résultats des élections de 1982 sont la clé pour comprendre la direction que les événements politiques allaient prendre les années qui suivirent : ils ont, à l’époque, servi à montrer à l’opinion publique nationale et internationale que l’alliance FMLN-FDR était isolée et réduite à un groupe de fanatiques. La ligne directrice de la propagande contre-révolutionnaire était de monter tout un scénario où les Salvadoriens seraient présentés, surtout au niveau international, comme des gens pacifiques qui cherchaient par la voie non violente, c’est-à-dire électorale, un moyen de résoudre leurs problèmes sociopolitiques48.
Grâce aux élections de 1982, la transition démocratique salvadorienne réussissait à intégrer dans son processus un acteur politique extrémiste (non sans bruit comme nous le verrons plus loin) : l’ARENA de Roberto D’Aubuisson. Ceci ne veut pas dire que ce dernier abandonnait ses positions extrémistes et sa belligérance, comme le prouvent les niveaux de terreur et le nombre de morts dans ce pays, mais cela signifiait cette fois-ci qu’il allait continuer ses activités sous la couverture de la transition démocratique.
L’alliance contre-révolutionnaire prenait de plus en plus l’initiative politique stratégique contre les forces de gauche. L’étau continuait à se resserrer, sur la gauche qui était prise en tenaille par une stratégie militaire de guerre totale d’un côté, et une stratégie politique de l’autre. Ces deux stratégies exerçaient une pression simultanée et le résultat escompté était de couper la gauche de ses soutiens populaires. Peu à peu, le FMLN-FDR se trouva isolé et amené à négocier son incorporation à la transition démocratique salvadorienne. Suivons, maintenant, comment les événements politiques se sont déroulés pour créer ces conditions qui devaient faire de la gauche salvadorienne un acteur institutionnel.
7. Le FMLN-FDR vers son incorporation comme acteur institutionnel
Sur le FMLN-FDR
Le FMLN est le résultat des processus politiques qui se sont déclenchés de manière décisive lorsque le système politique dominant, sous contrôle militaire, est arrivé à une impasse profonde. C’est à ce moment précis que son caractère éminemment répressif et au service exclusif d’une puissante minorité devint évident. Dans ce contexte, les élections périodiquement organisées ont montré quelles n’étaient que de simples formalités, c’est-à-dire sans aucun impact sur la résolution des problèmes urgents des citoyens. La réforme d’un tel système politique ne pouvait en aucune mesure s’amorcer de l’intérieur, elle devait être la conséquence d’une lutte qui allait se préparer et se déclencher de l’extérieur. C’était là la mission historique qu’allait entreprendre une organisation politique d’un genre nouveau : le FMLN.
Dans une entrevue accordée à Marta Harnecker, Salvador Guerra, dirigeant du FMLN, énonce les principes et objectifs qui guidaient la gauche salvadorienne : premièrement, assure-t-il, il s’agissait d’apporter au peuple salvadorien une autre façon d’envisager la prise du pouvoir; deuxièmement, afin d’atteindre cet objectif, la création d’une organisation politico-militaire s’imposait ; troisièmement, la méthode de lutte fondamentale choisie serait celle de la lutte armée et quatrièmement, dans le domaine idéologique, la gauche devait assumer la théorie marxiste-léniniste comme la science qui orienterait son activité révolutionnaire (Harnecker, 1990, p. 99). Dans une entrevue avec le même auteur, Facundo Guardado, dirigeant fondateur du mouvement de gauche, définissait le rôle du salvadorien révolutionnaire : «Révolutionnaire était celui qui se battait pour la chute de la dictature militaire et était d’accord pour implanter un gouvernement populaire révolutionnaire orienté vers le socialisme» (Idem, p. 112).
Au début du conflit, la théorie de la lutte des classes inspirée par Marx et Lénine nourrissait les principes et objectifs qui guidaient le FMLN. Aboutir au socialisme était son objectif stratégique fondamental. À son origine, le FMLN refusait toute forme de compromis et gardait jalousement la pureté de ses principes qui étaient la base de son identité et de son programme révolutionnaire.
D’après Fermán Cienfuegos (1989), l’élément clé pour déclencher une nouvelle forme de lutte fut la crise du modèle économique et politique de l’oligarchie et la montée en puissance du mouvement populaire qui comptait dans ses rangs des ouvriers, des professeurs, des étudiants universitaires, et de façon discrète des paysans et des personnages politiques qui allaient défier radicalement le statu quo salvadorien. Le commandant Cienfuegos résume d’autres éléments de cette crise : dans les décennies I960 et 1970, le Salvador vivait une période de crise structurelle et les secteurs dominants n’étaient plus aptes à maintenir l’ordre capitaliste. Le tournant fut la perte du contrôle des processus électoraux par les militaires qui furent incapables de maintenir les apparences démocratiques et dévoilèrent le caractère éminemment répressif de leur domination.
Cette crise, le commandant Cienfuegos (1989) la décrit ainsi : au Salvador, en 1972, se sont tenues des élections pour la présidence du pays et a triomphé l’Union Nationale de TOpposition (UNO). En dépit de cette victoire, les militaires ont utilisé la force pour imposer leur candidat. Ces agissements se sont produits à l’intérieur d’un contexte régional défavorable provoqué par la crise du Marché Commun Centraméricain (MCC), et la guerre entre le Salvador et le Honduras en 1969. Il faut souligner ici que le Salvador était un des principaux bénéficiaires de ce marché commun.
En Amérique latine, explique le commandant Cienfuegos, la montée en puissance de la lutte armée était également à son apogée. À l’époque, il y avait les Tupamaros en Uruguay, l’Armée Révolutionnaire du Peuple (ERP) en Argentine, le Mouvement de la Gauche Révolutionnaire (MIR) au Chili, et plus près du Salvador, les Forces Armées Révolutionnaires (FAR) au Guatemala et les Sandinistes au Nicaragua. La pensée marxiste-léniniste nourrissait leur idéologie. La théorie de la dépendance était comme la synthèse de toutes ces tendances et donnait une explication plus au moins cohérente au retard structurel du capitalisme en Amérique latine. Cette pensée influença aussi fortement la théologie de la libération qui allait devenir l’instrument théorique et politique de l’église des pauvres sur le sous-continent. C’est à travers cette tendance à l’intérieur de l’Eglise que la masse des paysans et des marginaux devint un acteur politique en Amérique latine.
La crise du «modèle» démocratique au Salvador se situait au centre d’une discussion sur la prise du pouvoir au sein des forces motrices qui allaient l’exécuter. Pour la gauche salvadorienne, le défi était de créer l’avant-garde qui allait mobiliser ces forces sur la base d’un programme politique. Vis-à-vis de ces défis, le Parti Communiste du Salvador choisissait la voie électorale et le réformisme. C’est à cause de ce réformisme électoral que deux tendances naquirent au sein du PCS : les Forces Populaires de Libération (FPL) dont la stratégie fondamentale était la guerre populaire et prolongée, et l’Armée Révolutionnaire du Peuple (ERP), plus favorable à une insurrection rapide.
Pour notre analyse, il est intéressant de noter que c’est au coeur de la domination militaro-oligarchique que se constituait l’instrument politique et militaire qui allait la défier fondamentalement. Ces organisations renforcées par les conditions internes et externes favorables mettaient en place la base de ce qui constituait l’étape d’accumulation des forces. Par un travail patient et persévérant, elles allaient toucher d’importants secteurs de la société qui s’organisaient progressivement, soit ouvertement, soit clandestinement, et se préparaient à jouer un rôle actif pour la construction de la nouvelle société salvadorienne. Pour Marta Harnecker :
Tout au long de ces processus, les organisations de gauche ont non seulement découvert un très important mouvement de communautés chrétiennes de base, soutenu par les nombreux prêtres catholiques de la théologie de la libération, mais d’une certaine façon se sont assimilées à elles. Les églises protestantes aussi se sont engagées dans cette immense œuvre de conscientisation et de mobilisation populaire.
Ce mouvement a entraîné une participation populaire si extraordinaire qu’il a pu résister à toutes les tentatives d’y mettre fin de la part de la dictature militaire oligarchique : massacres répétés, milliers de disparitions, persécutions, assassinats des dirigeants et activistes, etc.
À la fin des années soixante-dix, après une série de fraudes électorales - la dernière étant l’élection de 1977 - et une répression aveugle constante, les masses populaires se tournent vers la lutte armée, au point où même des secteurs de la démocratie-chrétienne s’y joignent (Harnecker, 2001, p. 61).
Ce sont les petites cellules de guérilla qui ont forgé des appareils politico-militaires puissants eux-mêmes ayant abouti à de grandes organisations populaires. Leur parcours fut le suivant : en 1970 naissaient les Forces Populaires de Libération (FPL), en 1971 le Parti de la Révolution Salvadorienne-Armée Révolutionnaire du Peuple (PRS-ERP), en 1974 la Résistance Nationale-Forces Armées de la Résistance Nationale (RN-FARN), en 1975 le Parti Révolutionnaire des Travailleurs Centraméricains (PRTC). Et en 1980, le Parti Communiste Salvadorien intégrait la lutte armée.
Chaque organisation armée fondait son propre mouvement de masse : les FPL organisaient le Bloc Populaire Révolutionnaire (BPR), la RN fondait le Front d’Action Populaire Unifié (FAPU), le ERP créait les Ligues Populaires 28 Février (LP-28), le PRTC fondait le Mouvement de Libération Populaire (MLP). Le PC, quant à lui, fondait l’Unité Démocratique Nationaliste (UDN) qui avait déjà participé à deux élections, celle de 1972 et celle de 1977 sous le drapeau de l’UNO.
À travers ces différents fronts populaires, des milliers de militants(es) et sympathisants(es) allaient rejoindre les rangs de la lutte révolutionnaire. Selon Cienfuegos (1989, p. 34), la phase d’accumulation de forces était en train d’arriver à une nouvelle étape qu’il appelle une conjoncture révolutionnaire. Cette phase avait, d’après son analyse, comme enjeu central la question de la prise du pouvoir. La lutte se radicalisait da-vantage. Les ouvriers commençaient à faire des demandes à partir d’une position de force : ils occupaient les fabriques et exigeaient des négociations. Ces expériences, qui s’ajoutaient à la conception de Guerre Populaire Révolutionnaire, firent naître l’idée de l’insurrection où :
la victoire de la révolution sandiniste insuffla une énergie sans précédent au colossal et diversifié mouvement populaire salvadorien, tout en agissant comme symbole puissant de l’unité révolutionnaire. C’est une situation révolutionnaire typique qui se développe, presque calquée dirions-nous sur les théories de Lenine, c’est-à-dire que ceux d’en bas ne veulent plus continuer à vivre comme avanty et ceux d’en haut ne peuvent plus continuer à gouverner comme avant. La crise salvadorienne atteint même les forces armées et débouche sur un coup d’État dirigé par la Jeunesse militaire, le 15 octobre 1979. Mais celle-ci, même si elle arrive à déloger le gouvernement, demeure incapable de maîtriser la situation. Le pays est engagé dans un tourbillon politique qui conduit à une alliance de très larges secteurs des forces révolutionnaires et démocratiques au sein du Front démocratique révolutionnaire (FDR), à une intensification de la lutte armée et au déploiement de la guerre révolutionnaire sur l’ensemble du territoire rural, à partir de janvier 1981 (Harnecker, 2001, p. 61).
Pour l’ancien membre de la première Junte Révolutionnaire, Guillermo Manuel Ungo, le président du FDR, «l’alliance avec le FMLN se justifiait car, en Amérique latine, on ne peut pas être démocrate sans être révolutionnaire, on ne peut pas être démocrate sans être anti-impérialiste. C’est ça la vérité et c’est ce qui nous fait partager les responsabilités avec le FMLN. Cela explique, également, nos critères communs portant sur les aspects essentiels». «Nous pensons, continue Ungo, que l’unique alternative pour sortir le Salvador de la crise est de construire une alternative démocratique et révolutionnaire. Le pays doit être transformé dans ses structures et, de même, nous devons forger l’indépendance face à l’empire nord-américain» (entrevue accordée à Harnecker, 1990, p. 14). L’alliance FMLN-FDR était de cette manière solidement implantée.
Le FMLM-FDR échec insurrectionnel et création du double pouvoir. Vers la prolongation du conflit armé au Salvador
Au Salvador, le 10 janvier 1981, le FMLN-FDR lançait une offensive générale qui avait deux objectifs : la destruction de l’état militaro-oligarchique et la création d’un État de nouveau type inspiré du paradigme socialiste. Pourtant, les masses ne répondirent pas à l’appel révolutionnaire. Le mouvement populaire qui avait atteint son apogée sous les dictatures de Molina et de Romero avait déjà été décimé lors d’une guerre contre-révolutionnaire sanglante de la première et de la deuxième Junte révolutionnaire du gouvernement. Le momentum insurrectionnel était déjà passé. C’est pour cette raison qu’un conflit politique, qui aurait idéalement dû trouver sa solution en un soulèvement des masses, se prolongeait. Ce 10 janvier 1981, au lieu de vaincre, le FMLN se repliait et passait d’une stratégie militaire de caractère offensif à une autre de caractère défensif. Le contenu de cette dernière se synthétisait par la consigne «résister, se développer, avancer». De cette façon, le Salvador entrait dans une longue et sanglante guerre civile qui désamorçait toute capacité de résistance populaire.
Aux États-Unis, au moment de l’échec insurrectionnel du FMLN, Reagan arriva au pouvoir. Les révolutionnaires salvadoriens proposèrent à la nouvelle administration de négocier sans préconditions. Reagan fut indifférent à cette invitation. Il avait un objectif clair : le contrôle de la région selon les canons normatifs de la puissance américaine. Fagen précice que la politique des États-Unis pour cette zone s’inspirait d’une doctrine de la sécurité nationale qui s’énonçait ainsi : pour les États-Unis, tout gouvernement de la région centraméricaine devait être sous son influence. Le présupposé de base était que les régimes en place étaient tous fragiles et que l’Union Soviétique sournoise et habile pouvait profiter de la situation pour tenter d’y pénétrer. Cela menaçait de faire tomber sous son influence, au sud, le Panama et au nord, le Mexique et les États-Unis49 (Fagen, 1988, p. 23).
Au Salvador, pour l’administration Reagan, ce danger se concrétisait directement à travers le FMLN-FDR. De là, découlait son objectif clair qui était de l’écraser militairement. D’après Lafaber, dans le cas de ce pays, cette vision pouvait se comprendre, si l’on tient compte du fait que, selon les calculs des États-Unis, le FMLN ne comptait que quelque 4 000 insurgés en confrontation avec une armée de 17 000 soldats entraînés et équipés par eux-mêmes dans un petit pays. Cependant, peu de temps après le déclenchement du conflit militaire, constate cet auteur, il y a eu une égalité, un «match nul» entre les deux armées. En effet, le FMLN avait réussi à transformer son mouvement de masse en un puissant appareil militaire qui allait se confronter à l’armée officielle de manière efficace.
Le FMLN commençait à construire des bastions militaires forts à la campagne. Pour cette organisation, l’armée révolutionnaire et le pouvoir populaire n’étaient plus une théorie, mais une expérience quotidienne pour les différentes organisations qui les constituaient. Le mouvement populaire se structurait dans une autre légalité et était soumis à de nouvelles lois émergentes. Par cette voie, l’État salvadorien perdait sa souveraineté sur d’importantes zones du territoire national.
Pour les forces alliées des États-Unis, c’est-à-dire la DC et les militaires, l’espoir d’une victoire militaire rapide s’éloignait, ce qui signifiait qu’ils devaient revoir leur stratégie. Pour atteindre son objectif, l’administration Reagan avait planifié des élections en 1982. Le but de ces dernières était important, il s’agissait d’élire une assemblée constituante pour rédiger une nouvelle constitution et choisir un président provisoire pour gouverner jusqu’aux élections qui devaient se tenir entre 1983 et 1984 afin d’élire un président de la République (Lungo, 1986).
Les élections de 1982
Les élections de 1982 comme indiqué ci-dessus, confrontaient deux projets : le «réformiste» de la DC et l’anticommuniste de ligne dure de l’ARENA. Le bloc au pouvoir avait de la sorte deux programmes politiques : un qui était favorable à une réforme timide du système et un autre qui était plutôt favorable à un retour pur et simple au statu quo oligarchique. Naturellement, ce dernier s’opposait au premier et vice versa.
Roberto D’Aubuisson, le leader de l’ARENA et président de la nouvelle Assemblée Législative du Salvador avait réussi, dans un langage que la science politique actuelle pourrait bien qualifier de populiste, à bien synthétiser ce en quoi consistait pour lui le parti de Duarte. Il disait «que la DC était comme le melon d’eau, vert à l’extérieur (celle-ci était la couleur officielle du parti) et rouge à l’intérieur». Aux yeux de D’Aubuisson, Duarte n’était qu’un communiste camouflé. Au Salvador, être l’objet d’une telle accusation était synonyme de mort, il est donc facile d’imaginer que la vie de Duarte et de la DC à l’intérieur de l’État mixte salvadorien dont ils faisaient parti n’était pas tout à fait agréable.
Malgré tout, ces contradictions disparaissaient en face de l’alliance politico-militaire du FMLN-FDR que les deux tendances voulaient détruire. Au sommet de cet État mixte se situaient les États-Unis qui fournissaient les moyens financiers et militaires pour soutenir la guerre. Les deux tendances de l’État mixte salvadorien étaient de toutes les façons dépendantes et unifiées par la puissance américaine qui, de fait, orientait les stratégies et les tactiques à suivre dans le conflit intérieur salvadorien. Pour mieux concilier leurs contradictions, les États-Unis organisèrent des élections dans ce pays. Le but visé était que le vote populaire donne la légitimité au gouvernement en place et présente ainsi un bloc unifié face à l’alliance révolutionnaire du FMLN-FDR.
Dans ce contexte, du côté de l’extrême droite, le 28 septembre 1981, le major Roberto D’Aubuisson annonçait lors d’une conférence de presse la naissance de l’Alliance Républicaine Nationaliste (ARENA). Durant le mois d’octobre de la même année, la droite salvadorienne conditionna sa participation aux élections pour élire l’Assem-blée Constituante : elle demanda que tous les représentants de la démocratie chrétienne soient retirés du Conseil Central d’Elections. Cette demande fut acceptée par l’ancien appareil politique des militaires, le Parti de Conciliation Nationale (PCN), le Parti Populaire Salvadorien (PPS), et l’Action Démocratique (AD). Le Parti d’Orientation Populaire (POP) du général Medrano, qui représentait les intérêts des secteurs agricoles non affectés encore par la réforme agraire, fut le seul à ne pas accepter cette condition (Baloyra, 1984).
Initialement, la droite salvadorienne s’était opposée à ces élections. Cependant, à mesure que la date approchait, le secteur privé commença à y voir la possibilité de déloger définitivement la DC une fois pour toutes du gouvernement. L’ex-major Roberto D’Aubuisson devint le leader de cette droite qui cherchait par là à rétablir son statu quo. Le PCN, pour sa part, mit en marche son ancienne machine électorale en attendant les conditions idéales pour se présenter comme l’allié d’une coalition de droite (Baloyra, 1984). La balance au sommet penchait drastiquement en défaveur de la DC.
Le 28 mars 1982, des élections eurent lieu au Salvador, excepté dans les zones contrôlées par les rebelles. Sans tradition démocratique et malgré une histoire sanglante, d’élections corrompues et d’escadrons de la mort, le Salvador était censé, observe Lafaber (1989), passer du féodalisme à un système démocratique viable d’un jour à l’autre. De cet événement électoral, il fait l’évaluation suivante. Ces élections ont fait de D’Aubuisson le leader d’une coalition de droite qui a gagné 36 des 60 sièges de l’Assemblée constituante. Ce fut une victoire des extrémistes. Le parti ARENA a été le mieux organisé durant la campagne électorale en dépit de sa mise en place rapide par des membres de l’oligarchie exilés et des officiers militaires réactionnaires. La DC de Duarte a obtenu, même si elle a eu un fort appui nord-américain, seulement 24 sièges. Après ces élections, les États-Unis ont dû accepter D’Aubuisson comme le leader du pouvoir législatif. Lorsque D’Aubuisson a menacé de faire élire un de ses amis à la présidence, les fonctionnaires américains ont fait pression sur l’armée salvadorienne, qui détenait toujours le pouvoir réel au Salvador, pour qu’elle fasse nommer un modéré.
Les militaires ont joué le jeu devant la menace d’une suspension ou d’une réduction de la fourniture des armes nord-américaines. Cependant, au même moment, D’Aubuisson, qui occupait la direction de l’Assemblée Législative, a arrêté la réforme agraire par laquelle les États-Unis voulaient séduire l’esprit et le cœur des masses. En mai 1983, l’armée est tombée sous le contrôle d’officiers de l’extrême droite, associés au terrorisme et à l’assassinat de Nord-Américains, alors qu’en février 1983, Jeane Kirkpatrick avait salué le «gouvernement légitime du Salvador» (Lafaber 1989, p. 377-381).
Le 2 mai 1982, un accord politique entre les États-Unis, la Force Armée et la coalition de droite permit à Alvaro Magaña, membre du Parti de Conciliation Nationale (PCN) qui n’avait même pas participé aux élections, d’être élu président provisoire du pays. Dans ce nouveau gouvernement et après de fortes pressions de la part des États-Unis, la DC de Duarte était admise. Alvaro Magaña, lors de son discours d’investiture, annonça au FMLN-FDR qu’il n’avait rien à négocier et que l’objectif de son gouvernement était la pacification du pays. Il lança un appel au FMLN-FDR pour qu’il dépose les armes et participe au processus de démocratisation du pays (Martínez, 1998, p. 74). Comment Magaña pou-vait-il agir autrement alors qu’il était lui-même «dependent on this right-wing coalition»? (Woodward, 1984, p. 305).
Comme nous l’avons dit, c’est le pouvoir impérial des États-Unis qui maintenait l’unité de l’état mixte salvadorien, qui dictait les politiques à suivre afin de maintenir l’isolement politique du FMLN-FDR. Peceny clarifie davantage cet interventionnisme nord-américain lorsqu’il écrit que, devant le triomphe de l’extrême-droite salvadorienne aux élections de mars 1982 qui menaçait,
to elevate right-wing death-squad leader and ARENA candidate Maj. Roberto D’Aubuisson to the presidency [in El Salvador, United-States reacted through a] congressional delegation led by the House majority leader, Representative Jim Wright... and the chair of the Western Hemisphere subcommittee, Michel Barnes, (which) traveled to El Salvador to demand that the right-wing parties include the PDC in a coalition government of national unity. Wright threatened a cut-off of aid unless a moderate compromise coalition governenment continued the agrarian reform process, lessened human rights abuses, and held early présidentiel elections (Peceny, 1999, p. 132).
Les accords adoptés par les États-Unis, la FAS et la droite unifiée ont été ratifiés le 3 août 1982 dans la ville d’Apaneca, dans le département de Ahuachapán, et ratifiés par le Général Vernon Walters et par l’ambassade des États-Unis accréditée au Salvador50. Les partis politiques de la droite (la DC incluse) ont fait le compromis de ne pas s’attaquer entre eux, et de ne pas attaquer Alvaro Magaña. L’effort principal devait se concentrer contre leur ennemi commun : le FMLN-FDR (Martínez, 1998, p. 74-75).
Les élections de 1984
Au milieu de toute cette dynamique politique de composition et recomposition du bloc dominant, se plaçait le problème aigu de la guerre civile. En 1983, les révolutionnaires s’étaient regroupés très efficacement et avaient attaqué avec succès des nouvelles zones du Salvador51. Ces avances du FMLN avaient découragé les forces militaires gouvernementales. Le FMLN avait calculé quà ce rythme l’armée salvadorienne serait vaincue en une année (Lafaber, 1989, p. 382). La réaction immédiate des États-Unis fut d’augmenter leur aide militaire. Reagan demanda au Congrès d’amplifier la formation des troupes salvadoriennes par des officiers nord-américains et d’accroître la présence américaine au Salvador. Finalement, les conseillers de Reagan exigèrent des élections pour élire le président de la République à la fin 1983, plutôt qu’en 1984. Ils tentaient de cette manière de réduire l’influence politique du FMLN (Idem, 383).
Ces élections furent réalisées en deux tours de scrutin, le 28 mars et le 6 mai 1984. Le processus de démocratisation initié en 1979 permettait l’élection directe du président de la République. José Napoleón Duarte devint le président de la République et le premier président élu démocratiquement depuis 1932. Comment la gauche salvadorienne allait-elle alors réagir vis-à-vis de cette offensive politique de la droite salvadorienne?
Le FMLN commence à nuancer son discours politique : les premières propositions de dialogue
Le discours de l’alliance révolutionnaire devint plus nuancé. Le commandant du ERP, Juan Ramón Medrano, apporta l’éclairage suivant : étant donné la complexité du monde et de la politique internationale, nous ne pouvons pas imposer un gouvernement radical d’un coup (Lafaber, 1989, p. 219). Plus encore, nous croyons qu’un gouvernement radical serait nocif pour notre pays puisque ce serait alors l’excuse pour nous attaquer. Si quelqu’un a dit un jour que nous voulions la destruction de l’armée, nous considérons que ce fut une erreur. L’institution militaire comme telle peut rester, mais elle doit respecter les orientations d’un gouvernement d’ample participation nationale. Nous n’accorderons aucune confiance à toute mesure qui ne reconnaît pas le pouvoir militaire de notre organisation (Idem).
Dans une autre entrevue, le membre de la Direction Révolutionnaire Unifiée (DRU), le Commandant Jonás était plus concret : il soutenait que la formation d’un gouvernement d’ample participation et d’une armée qui comprendrait des éléments des forces armées gouvernementales et des colonnes de guérilla faisait partie des objectifs du FMLN. Nous voulons négocier, disait le commandant, mais nous sommes réalistes et nous savons que le régime ne parlera jamais avec nous, sauf s’il se retrouve dans une position de faiblesse (Lafaber, 1989, p. 219).
Une nouvelle stratégie politico-militaire se fit jour au sein du FMLN où l’effort n’était plus uniquement concentré sur la destruction de l’appareil militaire oligarchique, mais aussi sur la recherche de conditions favorables pour la négociation à partir d’une position forte. La balance entre révolution et réformisme commençait ainsi à se faire sentir.
Ana Maria, membre des FPL, a révélé ces souhaits dans une réunion secrète et a donné quelques détails du programme politique :
- un gouvernement composé par les représentants des insurgés, leurs alliés politiques et celles et ceux intéressés à résoudre les problèmes de base du Salvador ;
- l’indépendance nationale et l’autodétermination ;
- une armée restructurée, formée par les guérillas et les soldats libres de complicité avec le génocide ;
- la liberté de religion ;
- une économie mixte;
- une politique extérieure non alignée ; et
- l’organisation d’élections.
Ce programme politique laissait entendre, selon Baloyra (1984, p. 220), que la guérilla demandait le même type d’accord que le FDR proposait depuis quelque temps. Dès le 15 décembre 1981, Rubén Zamora, représentant du FDR lors de sa deuxième réunion avec le département d’État, conclut que les discussions allaient aborder tôt ou tard trois problèmes substantiels : la restauration de l’état de droit, l’appel à des élections, et le problème des deux armées (Idem).
Aux dires de Baloyra (1984), au lieu de prendre en considération ces initiatives de dialogue, Duarte, poursuivant une politique soigneusement élaborée, offrit aux rebelles de participer aux élections de 1982 à la condition qu’ils se soumettent aux nouvelles règles du jeu politique.
Le FMLN-FDR de la révolution au réformisme
Mario Lungo, un auteur très proche du FMLN à l’époque, relate dans son exposé ce que l’on peut qualifier de dilemme du FMLN : révolution ou réformisme. Dans son discours qui tente de justifier une nouvelle tendance tout en ne se décidant pas à rompre avec la tradition révolutionnaire du FMLN, les deux lignes politiques antinomiques apparaissaient de manière évidente. Dans le processus révolutionnaire salvadorien actuel et dans la stratégie qui guide son développement, écrit-il, le dialogue et la négociation ont toujours été conçus comme un instrument auxiliaire de la lutte, comme une action complémentaire qui devait être arrachée aux classes dominantes et à l’impérialisme. Le dialogue et la négociation ne seraient rien d’autre que les résultats des avances concrètes de la forme fondamentale de lutte : la guerre révolutionnaire qui se situe sur les plans politique et militaire (Lungo, 1986, p. 54).
Dans ce discours encore militant se cachait un fait important pour le processus révolutionnaire salvadorien : la lutte armée n’était plus celle qui devait donner le jour à une nouvelle société, mais un moyen mis au service d’un nouvel objectif : créer les conditions pour déclencher le dialogue-né-gociation. Le FMLN aurait alors développé deux stratégies pour atteindre ses objectifs politiques :
- une stratégie révolutionnaire qui passait par la défaite militaire de l’ennemi et les changements radicaux du système en place et
- une stratégie réformiste qui prônait une alliance de la gauche et de la droite dans une nouvelle sorte de gouvernement mixte.
Il apparaît que, de 1980 à 1984, la tendance principale se fondait plus sur la première option et qu’à partir de 1984 et jusqu’aux accords de paix de janvier 1992, ce serait la seconde alternative qui domine.
Le FMLN, lutte pour hégémonie et nouvelle stratégie réformiste. Vassassinat de la commandante Ana Maria et le suicide du commandant Marcial
Dans son édition du 22 avril 1983, le magazine mexicain Unomasuno affirme que la guerre civile du Salvador est la plus grande, la plus coûteuse et la plus extraordinaire que l’Amérique latine ait connue pour autant, depuis l’insurrection de Hidalgo et Morelos et de la Révolution mexicaine. Le fait que l’empire nord-américain ait concentré toute sa puissance dans ce pays, sans toutefois réussir à le soumettre démontre toute la vigueur de l’opposition, toute la force de la révolution. Pourtant, la révolution salvadorienne connaît au même moment une crise profonde : les membres de la direction d’une des organisations les plus puissantes, les FPL, se sont entretués. Selon la version officielle, un groupe de cadres et un dirigeant ont tué la commandante Ana Maria (la deuxième responsable de ce groupe armé). Marcial (le premier responsable de cette organisation) après avoir appris le crime commis par un de ses hommes de confiance, s’est suicidé (Gilly, 1984, p. 1-2).
De tout ce que suggère Gilly (1984), nous n’allons pas traiter tous les détails de cet événement entouré d’arguments et contre-arguments justificatifs. En fait, il est plus intéressant de nous pencher sur l’aspect qui nous semble primordial c’est à dire : le changement stratégique du FMLN qui passait d’une position révolutionnaire à une position réformiste. C’est dans le contexte de cette transformation que, selon Gilly, se situe la crise du FMLN, et des FPL plus particulièrement.
Pour lui, les divergences politiques à l’intérieur du FMLN qui ont conduit à la crise d’avril 1983 trouvent leur explication dès le 9 février 1984. À cette date, la direction du FMLN et le Comité Exécutif du FDR ont fait connaître au Mexique lors d’une conférence de presse une Proposition d’intégration et de Plate-forme du Gouvernement Provisoire d’Ample Participation qui a été approuvée le 31 janvier 1984. Cette proposition remplaçait la Plate-forme Programmatique du Gouvernement Démocratique Révolutionnaire qui datait du 23 février 1980.
Dans ce changement des programmes politiques disparaissait la proposition d’un Gouvernement Démocratique Révolutionnaire au profit d’une proposition de Gouvernement Provisoire d’Ample Participation. Toujours du point de vue de l’auteur, cette modification fut l’élément saillant d’une longue lutte politique à l’intérieur des forces révolutionnaires, ce qui expliquerait la violence du conflit interne. De fait, avec ce changement, le FMLN-FDR passait d’un programme de gouvernement révolutionnaire et démocratique, de réformes radicales et de transition au socialisme, à un programme de gouvernement fondé sur l’alliance de classes. Pour Gilly, ce nouveau programme prônait des réformes modérées qui n’allaient pas plus loin que celles promues par la démocratie chrétienne et la Junte Militaire d’octobre 1979 dans lesquelles la République bourgeoise restait intacte. Afin de montrer les changements qui se sont réalisés, Gilly fait une comparaison entre les deux programmes politiques. Nous ne mentionnons ici que ceux qui font référence au pouvoir politique et à la nouvelle stratégie de négociation.
Dans son chapitre sur les tâches et objectifs de la révolution, le programme politique de la CRM de février 1980 contenait, entre autres, les points suivants :
- Déloger du pouvoir la dictature militaire réactionnaire de l’oligarchie et de l’impérialisme nord-américain; détruire sa machine politico-militaire criminelle et établir le Gouvernement Démocratique Révolutionnaire fondé sur l’unité des forces révolutionnaires et démocratiques dans l’armée populaire et le peuple salvadorien ;
- Mettre fin au pouvoir et à la domination politique, économique et sociale des grands propriétaires du capital et de la terre;
- Toutes ces mesures seraient prises afin d’assurer au Salvador la paix, la liberté, le bien-être du peuple et le progrès social ;
- Transférer au peuple, à travers la nationalisation et la création des entreprises collectives et associatives, les moyens de production et de distribution fondamentaux qui étaient accaparés par l’oligarchie et les monopoles nord-américains ;
- Créer une nouvelle armée dans le pays qui se bâtira essentiellement à partir de l’armée populaire.
Ce programme annonçait toute une série de mesures radicales qui avaient comme point de départ la conviction qu’il fallait instaurer un pouvoir véritablement révolutionnaire et populaire. Cette transformation pouvait seulement se réaliser par le Mouvement Révolutionnaire Uni et en alliance avec toutes les forces démocratiques.
Concernant les objectifs de base, le programme du Gouvernement d’Ample Participation de février 1984 expose les éléments suivants : le Gouvernement Provisoire d’Ample Participation sera un gouvernement où la seule force qui prédomine sera l’expression d’une ample participation des forces politiques et sociales disposées à se défaire du régime oligarchique et à sauver la souveraineté et l’indépendance nationale; l’existence de la propriété privée et l’influence étrangère ne devront pas s’écarter de l’intérêt social. Ensuite, deux points attirent notre attention, soit le point 4) et 5) qui proposent de créer les conditions pratiques suffisantes pour mettre fin à l’actuel État de guerre puis de préparer et réaliser des élections.
Le FMLN-FDR renonçait à un des aspects fondamentaux de la théorie marxiste-léniniste : la dictature du prolétariat. Il acceptait l’alliance des classes et les élections comme cadre institutionnel pour résoudre les conflits sociaux. Cette alliance de gauche n’allait plus chercher la destruction du statu quo pour construire une nouvelle société, elle réduisait son objectif à la simple amélioration des conditions de vie à l’intérieur de l’ordre existant.
Mario Lungo analyse les circonstances de ce changement de programme comme suit : en premier lieu, l’armée réussissait à devenir un véritable appareil militaire possédant les tactiques militaires et la technologie adaptées aux conditions d’une guerre irrégulière. Cette armée devenant un instrument de l’armée nord-américaine celle-ci n’a plus besoin d’intervenir directement. En second lieu, le régime en place était «légitimé» par des processus électoraux qui, malgré les manipulations et contradictions, a réussi à obtenir une reconnaissance, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Pour conclure, écrit Lungo, nous devons reconnaître que la stratégie contre-révolutionnaire du gouvernement de Reagan au Salvador a connu un succès relatif, particulièrement aux États-Unis (Lungo, 1986, p. 81).
En 1984, le programme politique de la gauche faisait une nouvelle proposition : l’initiation d’un dialogue-négociation dont la dynamique envisagée était la suivante : afin d’entamer la pacification du pays, le FMLN-FDR était disposé à négocier le cessez-le-feu. Ce processus culminerait (après l’application des accords signés) avec l’organisation d’une armée nationale unique, constituée par les forces du FMLN et par les forces armées gouvernementales déjà épurées (Lungo, 1986, p. 85-86). À notre avis, le mot clé pour comprendre le nouvel esprit de la gauche salvadorienne est négociation, mot qui décrit le cadre des nouvelles évolutions politiques auxquelles la gauche salvadorienne aspirait à travers la pression militaire. Ce mot semble synthétiser le glissement d’une position radicale de tout ou rien vers une position plus nuancée, c’est-à-dire plus ouverte au dialogue et à la négociation. Dès 1984, le FMLN-FDR tentait de cette manière de trouver la voie pour devenir un acteur institutionnel au Salvador.
L’alliance contre-révolutionnaire avait réussi à contraindre l’alliance FMLN-FDR à entrer dans une nouvelle étape de son développement historique qui l’éloignait de ses positions révolutionnaires de 1980. Cette nouvelle période n’aurait pas pu voir le jour sans l’épuration de son aile la plus radicale représentée par Salvador Cayetano Carpió, mieux connu sous le nom de commandant Marcial52.
Le processus dialogue-négociation
En août 1981, une déclaration franco-mexicaine reconnaissait l’alliance FMLN-FDR comme force politique représentative du Salvador. Cette déclaration posait au cœur de la problématique salvadorienne la nécessité de trouver une issue négociée au conflit militaire. Cet effort cherchait à humaniser les affrontements et à éviter l’accroissement de l’intervention nord-américaine. Duarte a vigoureusement repoussé l’offre. Il avait sa propre conception du dialogue : la Junte Révolutionnaire de Gouvernement a toujours été ouverte au dialogue pour trouver une solution politique à la problématique salvadorienne. Cette solution implique le dialogue avec tous les partis qui acceptent les règles du jeu démocratique quelle que soit leur idéologie, tous les partis sauf ceux qui prétendent arriver au pouvoir à travers la violence et le terrorisme (Lungo, 1986, p. 57).
En octobre 1981, le FMLN-FDR s’adressait directement au gouvernement salvadorien par l’entremise de Daniel Ortega, coordinateur de la Junte de reconstruction nationale du Nicaragua qui a proposé l’ouverture d’un dialogue entre le FMLN-FDR et des représentants civils et militaires de la Junte salvadorienne, sans conditions préalables. Tout comme les autres propositions, celle-ci fut rejetée. En janvier 1982, le commandement général du FMLN envoya une lettre ouverte à Ronald Reagan avec des propositions sur la paix au Salvador (Idem, p. 58).
En mai 1983, le FMLN-FDR envoya une lettre privée à Richard Stone, ambassadeur itinérant de l’administration Reagan pour l’Amérique centrale avec une proposition de dialogue. Cette proposition conduisit à une rencontre dans la ville de San José au cours du mois de juillet. Le gouvernement de Luis Alberto Monge fut l’hôte d’une rencontre privée entre Stone et une représentation du FMLN-FDR, mais cette réunion fut un échec (Idem, p. 59).
Après plusieurs rencontres, un nouvel épisode électoral eut lieu au Salvador entre mars et mai 1984, et José Napoleón Duarte en fut le vainqueur. Au moment où le FMLN-FDR eut connaissance de sa victoire, il envoya une autre proposition de dialogue via Monseigneur Rivera y Damas. La réponse de Duarte arriva le premier juin, lors de son intronisation. Il mit comme condition au dialogue le dépôt des armes du côté des forces révolutionnaires (Lungo, 1986, p. 61). La situation évolua lorsque le président salvadorien, dans son discours à l’assemblée générale des Nations Unies, offrit de dialoguer avec les forces révolutionnaires le 15 octobre dans le village de La Palma situé à Chalatenango. Il n’y eut ni dialogue ni négociation. Duarte invitait juste les insurgés à s’incorporer dans le processus démocratique et à participer aux élections programmées pour mars 1985 (Idem, p. 62).
En étudiant le travail de Oscar Martínez, El Salvador del conflicto armado a la negociación 1979-1989, on peut suivre pas à pas le développement des différentes initiatives du FMLN-FDR pour arriver au processus de dialogue-négocia-tion. Les deux camps au fond, commente cet auteur, ne modifiaient pas leur position : l’alliance révolutionnaire voulait un gouvernement d’ample participation et Duarte maintenait sa position de leur offrir une participation dans le processus démocratique. Selon les dirigeants de la DC et des forces armées, la guerre n’avait plus raison d’être, car pour la première fois en 50 ans, il existait au Salvador un gouvernement «démocratique et représentatif» (Martínez, 1998, p. 107).
Duarte et sa révolution démocratique
Duarte se considérait comme le président «légitimement» élu du peuple salvadorien dont la principale mission était la défense de la constitution. Selon lui, cette dernière avait un objectif fondamental : «to bring full political participation and democratic rights to everyone in El Salvador, permitting the guerrillas to return to peaceful lives» (Duarte, 1986, p. 218). Cette déclaration démontre clairement en quoi consistait la guerre de propagande et de désinformation au Salvador, et met en évidence le cynisme de Duarte, qui prétendait assurer les droits politiques des Salvadoriens et des représentants de la gauche dans le cadre d’une constitution qui était systématiquement violée. Son propre témoignage en fait État :
Military intelligence source has, témoigne-t-il, heard that the assassination plot was to be carried out on May 16, the day I was to receive the certificate designating me as president in a small ceremony at the National Theater. The American Embassy also learned of the plot, which included the assassination of U. S. Ambassador Thomas Pickering as well.. .President Reagan took the plot seriously enough to send General Vernon Walters...to have a talk with d’Aubuisson (Duarte, 1986, p. 201).
Si le président du pays et l’ambassadeur des États-Unis étaient sous la menace de la droite salvadorienne, nous pouvons imaginer la sort réservé aux membres de la gauche s’ils avaient décidé de s’intégrer dans cette transition démocratique très particulière. Particulière, en effet, si nous tenons compte du fait que le principal suspect du complot n’était nul autre que le président de la nouvelle Assemblée Législative du Salvador, l’ex-major Roberto D’Aubuisson.
Ces deux témoignages antinomiques de Duarte montrent d’une manière très transparente le mode de vie spécial auquel l’État mixte, dont lui-même était un des personnages centraux, avait soumis les Salvadoriens. Effectivement, d’un côté, il y avait tout un processus fondé sur des élections qui prônaient la transparence et la participation politique; et de l’autre un processus qui semait la terreur et la mort dans le pays par des militaires et des escadrons de la mort qui étaient «hors» contrôle. Duarte avait de la sorte soumis les Salvadoriens à une sorte de schizophrénie sociale occultant méthodiquement la réalité d’une guerre d’extermination sous le couvert d’un discours démocratique très progressiste qu’il présentait ainsi :
I acknowledged that these revolutionaries may have had good reason for taking up arms when there was no hope of economic reform, social justice or free elections under the tyranny of the oligarchy allied with the armed forces. El Salvador, however, had changed over the last five years [...]! am here to declare and proclaim that as president of the republic and commander general of armed forces, I can uphold, under a constitutional government, the means to permit you to abandon a stand that runs counter to the history of the political evolution of the Salvadoran people (Duarte, 1986, p. 211). [Car pour Duarte] The new option for Central America and other countries would be the democratic revolution (Idem, p. 279).
Aux yeux du président Duarte, le Salvador vivait une nouvelle étape de son histoire, car l’espoir était maintenant au rendez-vous. Les réformes économiques, la justice sociale et les élections libres en étaient les preuves. Dans cet ordre des choses, l’armée n’était plus l’alliée de l’oligarchie. Elle avait rompu avec son passé tyrannique et dictatorial pour devenir l’alliée du peuple salvadorien dans sa recherche du bonheur. Duarte était alors perçu comme le grand réformiste salvadorien. Nous pourrions même dire qu’il avait de son rôle une vision presque messianique. Son témoignage le montre.
When I finish my term as president, I hope to write a sequel to this book. First, I would like to write how we made peace. I Would like to write how the structure of the economy changed from a rigid, lopsided, dependent economic system to a dynamic, evenly distributive, self-sustaining one; how the political structures became vibrantly democratic; how the social structure became multifaceted, representing everyone with dignity. Finally, I would like to describe how our values changed. Respect for each individual is the foundation of a nonviolent, tolerant and mutually beneficial society. When the structures and values of Salvadoran society exemplify a democratic system, then the revolution I have worked for will have taken place. This is my dream (Duarte, 1986, p. 268).
Duarte réussissait à instiller un discours politique très puissant qui allait semer la confusion et, nous dirions même, l’impuissance chez ses opposants politiques. Ce discours touchait un terrain précis : l’imaginaire politique. Tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, il cherchait à faire croire que la révolution démocratique salvadorienne n’était plus un objectif à atteindre, mais qu’elle était déjà une réalité.
Duarte et ses triomphes diplomatiques
La droite réactionnaire prenait de cette manière l’initiative sur tous les fronts et réussissait à monopoliser les symboles d’un discours démocratique très progressiste qui articulait harmonieusement à ses fins les aspirations de justice sociale et de progrès du peuple salvadorien. Dans cet effort, Duarte n’était qu’une partie d’un tout plus complexe, mais il faut reconnaître que dans l’élaboration du scénario, il a su jouer son rôle avec brio. Le fondement de cette mise en scène était que Duarte jouerait le rôle de l’artisan d’une transition démocratique, c’est-à-dire d’une troisième voie qui, bien qu’at-taquée par des extrémistes, donnait des résultats concrets : des réformes économiques et sociales modifiant le statu quo et des élections libres et transparentes. Duarte, par un langage soigneusement élaboré et la théâtralité des gestes, répandait l’idée que le Salvador était un pays démocratique et, de ce fait, un pays défenseur des droits de l’homme. C’est avec ces atouts que ce dirigeant allait lancer son offensive diplomatique. Son but était de gagner la reconnaissance de différents gouvernements au niveau international. Baloyra témoigne de la façon suivante de ses réussites :
Mr Duarte’s position is stronger than before... His present government is held in greater esteem in the international arena. Mr. Duarte’s visit to Washington in May was his most successful to date. In July, Duarte was well received by several Western European governments which came forward with economic assistance for the beleaguered Salvadoran economy. The Mexican government has modified its position and has asked the Salvadoran Left to give the new government a chance to prove itself (Baloyra, 1985, p. 230).
Plus précisément, en ce qui concerne le Congrès des États-Unis, Berger observe les avancées diplomatiques de Duarte comme suit :
The Reagan administration threw its weight behind Duarte, and when he emerged as president in May 1984 the Salvadoran policy entered a new phase. It could point to Duarte’s elections as proof that democracy was developing in El Salvador, while Duarte himself could be represented as a moderate who would push ahead with reforms, the improvement of human rights, and the investigation of death squad activity. In mid-May Congress unconditionally approved a major aid program for El Salvador, in part a result of Duarte’s personal appeals to individual members of Congress. Debate about El Salvador gradually faded, and Congress’s willingness to approve additional military aid for the country reached new heights. The relative consensus on El Salvador, which was in place by the second half of 1984, grew steadily and was set to survive as long as Duarte and electoral politics continued (Berger, 1997, p. 18).
Sur la scène internationale, l’impact du gouvernement de Duarte a été considérable. Ses succès concrets peuvent déjà être appréciés par le seul fait que le Congrès nord-américain donnait déjà au Salvador le statut de pays démocratique. L’aide militaire nord-américaine au Salvador ne rencontrait plus d’obstacles ; elle allait même augmenter. Cette offensive diplomatique de Duarte réussissait même à affaiblir les appuis diplomatiques du FMLN-FDR. Le Mexique qui, aux côtés de la France, reconnaissait en 1981 l’alliance de gauche comme une force politique représentative pouvant négocier le conflit salvadorien, demandait maintenant au FMLN-FDR de donner une chance au régime. Au niveau national et international, l’étau continuait de cette façon à se resserrer davantage sur l’alliance de gauche. Le climat politique semblait travailler dangereusement contre elle.
Rupture de l’alliance de gauche et incorporation du FDR à la transition démocratique salvadorienne. Le FMLN lance son offensive militaire dénommée : hasta el tope. Jusqu’au bout.
Devant ce panorama inquiétant, le FMLN-FDR faisait de nombreuses tentatives pour déclencher le dialogue-négociation. L’alliance au pouvoir les ignorait, ou les utilisait politiquement pour arriver à ses propres fins stratégiques : miner le moral de combat et parfaire l’isolement politique de l’adversaire. En ce qui concerne le dialogue-négociation, aucun progrès ne pouvait, par conséquent, être envisagé. Néanmoins, pour les secteurs populaires, la guerre devenait de plus en plus coûteuse et insupportable, c’est que s’installait progressivement, au centre de la problématique nationale, un enjeu fondamental : la recherche de la paix. Déjà en 1984, dans la réunion de La Palma, le commandant Cienfuegos reconnaissait qu’au Salvador, «il y avait un consensus national pour la paix» (Martínez, 1998, p. 102).
Une enquête sur l’opinion publique réalisée en 1987-1988 par l’institut Universitaire de l’Opinion Publique de l’Université Centraméricaine du Salvador (UCA) révélait que pour la majorité des salvadoriens, le dialogue et la négociation entre les forces en conflit étaient considérés comme la solution pour trouver une issue aux problèmes du pays; surtout pour surmonter le problème de la guerre civile. Le dialogue devenait ainsi une thématique centrale de la politique salvadorienne et un critère pour évaluer le gouvernement démocrate-chrétien qui, selon les auteurs, devait à ses hésitations dans ce domaine une bonne partie de son échec politique. D’après cette étude, pour l’imaginaire populaire, le terme «dialogue» était synonyme de conversations pour négocier la paix (Martín-Baró, 1989, p. 89).
Le climat politique était fort défavorable à la poursuite de la guerre et par conséquent au FMLN-FDR pour qui, rappelons-le, l’élément clé de sa stratégie était de créer, grâce à la pression militaire, les conditions favorables pour déclencher le dialogue-négociation. Durant cette période très difficile, un fait inattendu allait se produire : en 1988, le FDR décida unilatéralement de s’intégrer à la transition démocratique du Salvador. Dans ces conditions, comment le FMLN pouvait-il continuer à justifier, au niveau national et international, son refus de participer au processus démocratique salvadorien alors que son allié fondamental le faisait? Le FMLN se trouvait isolé ex. l’étau politique se fermait définitivement sur cette organisation.
Nous étions loin, très loin dece jour du 15 octobre 1984, où un des principaux dirigeants du FDR, Rubén Zamora, proclamait le message suivant à la Radio Farabundo Martí après la rencontre de La Palma :
to succeed it is necessary that you, fighters of the FMLN continue onward with a fighting spirit. .. because this is the way in which dialogues and negotiations can achieve something... I believe our presence here expresses another step forward on the path for the unity of our forces. It is a unity of revolutionary and democratic forces, and not only revolutionary forces... the unity of the FMLN-FDR is a strategic unity which nothing or nobody can ever break (cité par Baloyra, 1985, p. 241).
Pourtant, en dépit de cette déclaration de principe et d’un discours politique militant adressé aux guérilleros du FMLN, le FDR allait mettre fin à l’alliance. Comment pouvons-nous interpréter cette scission? S’agissait-il de la part du FDR d’une trahison ou, au contraire, du produit d’une analyse froide de sa part évaluant le FMLN comme politiquement à bout de souffle et piégé de tous les côtés? D’après notre analyse, cette dernière hypothèse expliquerait la décision pragmatique du FDR de suivre son propre chemin, indépendamment du FMLN.
Entre temps, l’ARENA arriva au pouvoir en 1989. Roberto D’Aubuisson avait été remplacé à la tête de ce parti par Alfredo Cristiani qui remporta les élections et proposa au FMLN de chercher une solution pacifique à la guerre. Cependant, sa proposition n’avait été qu’une manœuvre pour gagner les élections, car aussitôt en place, au lieu de se préoccuper de la paix, il entama l’installation du néo-libé-ralisme et amplifia la répression. Même s’il ne reconnaissait pas la légitimité de ce gouvernement, le FMLN lui a proposé de négocier, mais l’ARENA ainsi que la DC continuèrent à ignorer leurs propositions (Martínez, 1998).
Après un certain temps, une rencontre eut lieu au Mexique le 13 et le 14 septembre 1989 entre le gouvernement de l’ARENA, la Force Armée et le FMLN. Ce dernier proposait alors neuf points à négocier :
- Réformes du système judiciaire;
- Vérification par l’ONU et par l’OEA du respect des libertés civiles, politiques et sociales ;
- éclaircissement et recherche des responsables de la mort de Monseigneur Romero et des personnes impliquées dans les escadrons de la mort ;
- Sauvegarde des réformes réalisées par le PDC ;
- Auto-épuration et professionnalisation de la force armée ;
- Soumission à l’approbation de l’Assemblée Législative des réformes constitutionnelles proposées dans les réunions de dialogue-négociation ;
- Fixation d’une nouvelle date pour les élections législatives et municipales ;
- Garanties de la mise en place du cessez-le-feu pour le 15 novembre 1989;
- Incorporation du FMLN comme parti institutionnel à la vie politique salvadorienne (Martínez, 1998, p. 150).
Deux points attirent notre attention : le FMLN ne demandait plus la coexistence des deux armées ; et d’aucune façon ne questionnait la forme de production et de redistribution de la richesse. Ceci signifiait, pour le cas concret du Salvador, que le programme économique néo-libéral implanté alors par Alfredo Cristiani resterait intact. Le FMLN limitait ses exigences aux aspects purement politiques et renonçait à défendre les intérêts socio-économiques des Salvadoriens. Au Salvador, la victoire de la démocratie procédurale sur la démocratie substantielle se concrétisait II faut également signaler qu’avec le nouveau programme politique du FMLN, la proposition faite en 1984 d’un Gouvernement d’Ample Participation se perdait pour toujours, tout comme ce fut le cas pour celui de 1980.
Néanmoins, en dépit de toutes ces concessions, le gouvernement de l’ARENA ne montrait aucun intérêt à amorcer le dialogue, mais intensifiait au contraire la persécution et les assassinats contre les membres et sympathisants des organisations populaires, y compris ceux de la Convergence Démocratique (qui était un nouveau parti politique fondé par des membres du ex-FDR) (Martínez, 1998, p. 153).
Pendant cette période, un événement militaire majeur se produisit, entraînant un changement d’attitude des forces belligérantes relativement à la guerre et au dialogue-négociation. En novembre 1989, et contre toute attente, le FMLN lança en pleine capitale salvadorienne et en d’autres zones du pays sa plus grande offensive militaire depuis janvier 1981. Il montrait à l’évidence que d’un point de vue militaire, il était loin d’être à la dérive ou en déroute comme le croyaient les militaires salvadoriens et leurs alliés. Pour le FMLN, «le but était... de démasquer le régime, en le forçant à se montrer sous son jour le plus répressif, et simultanément de «prouver» la capacité militaire du FMLN, constamment mise en doute dans les déclarations publiques de l’armée» (Grenier, 1994, p. 275).
Face à ce défi lancé par le FMLN, l’ARENA, le parti au pouvoir, et son armée se montrèrent aussi brutaux que leurs prédécesseurs de 1932 en prenant pour cible principale la population civile. Ils bombardaient les zones populaires de San Salvador et intensifiaient la persécution contre les secteurs politiques et religieux. Dans cet ordre des choses, le 16 novembre 1989, des membres de la force armée du bataillon Atlacat pénétrèrent dans les installations de l’Uni-versité Centraméricaine «José Siméon Cañas» et assassinèrent brutalement six prêtres jésuites et deux de leurs collaboratrices, dont l’une était une jeune fille de 15 ans (Martínez, 1998, p. 156). Au total, il y eut dans cette offensive 5 000 victimes (en majorité des civils) (Grenier, 1994, p. 277) et quelque 30 000 maisons endommagées ou détruites (Martínez, 1998, p. 155).
Devant un gouvernement et une force armée qui ne cédaient pas et qui ne donnaient aux insurgés aucune possibilité de négocier dans une position de force, le FMLN entama le repli de ses forces. Son offensive militaire appelée «jusqu’au boût» (hasta el tope) prenait ainsi fin. Pourtant, cette offensive militaire du FMLN avait réussi les performances suivantes : elle avait montré la nature criminelle du gouvernement en place et de sa force armée, et prouvé que sa capacité de combat restait encore puissante. Sans sa participation, une solution politique durable au conflit salvadorien ne pouvait pas être atteinte. Au niveau international, il y eut une grande mobilisation : des personnalités, des pays et des organismes mondiaux demandèrent un cessez-le-feu et l’amorce du dia-logue-négociation pour mettre un terme à cette guerre civile très destructrice. Le 16 janvier 1992, au Mexique, les forces belligérantes salvadoriennes signaient les accords de paix mettant fin à 12 années de guerre civile au Salvador.
Par la suite, le peuple salvadorien allait faire une découverte décourageante : la fin de la guerre ne signifiait pas qu’il était enfin arrivé à une nouvelle ère de paix, de prospérité et de solidarité sociale. Le pays entrait plutôt dans une autre époque pleine de nouvelles sources d’incertitude.
8. Crise démocratique au Salvador
Néo-libéralisme triomphant dans le contexte de l’Amérique centrale
Edelberto Torres Rivas (1996) parle d’un chaos démocratique en Amérique centrale. Ce chaos dans le contexte régional n’a rien de nouveau. Nous pouvons même dire que le sous-continent tout entier a été soumis à une situation identique à travers ses révolutions et contre-révolutions successives. Cependant, en Amérique centrale, ce qui est nouveau, c’est que le chaos dont parle cet auteur se réalise au milieu de ce qu’il appelle «la révolution conservatrice». Depuis longtemps, nous avons été habitués à voir que chaque fois que se produisait une révolution, les masses populaires la célébraient dans une sorte d’enchantement presque religieux. Naissaient ainsi de nouveaux rapports sociaux que la culture nationale et régionale magnifiait avec de nouvelles perceptions de la réalité influençant à leur tour la littérature, la musique, le cinéma, entre autres. Ce fut le cas pour la Révolution mexicaine, pour la Révolution cubaine, pour la Révolution chilienne de Salvador Allende, pour la Révolution nicaraguayenne des Sandinistes, etc. Qu’a-t-elle donc de pervers cette révolution conservatrice dans la région centraméricaine pour avoir provoqué le chaos démocratique au lieu d’inciter à l’euphorie populaire?
En Amérique centrale, les changements qui se sont produits ne sont pas indépendants de ceux qui ont eu lieu à l’échelle de l’Amérique latine, ceux-ci s’insérant à leur tour dans les bouleversements mondiaux guidés et inspirés par le paradigme néo-libéral, tel que développé ci-dessus. Il n’est par conséquent pas étonnant que Torres Rivas se rende compte que, pour l’Amérique centrale, les transformations structurales qui se dessinent ne sont pas celles pour lesquelles combattirent et moururent les révolutionnaires, et pourtant il affirme qu’il ne s’agit pas non plus d’un retour au passé. Au fond, ce que la région est en train d’expérimenter, ce sont les effets d’une révolution conservatrice.
Celle-ci, explique Torres Rivas, n’est pas une contre-révolution parce qu’elle a comme référant la modernité qui est assumée comme une rénovation du cycle économique. Ce dernier s’appuie sur un marché totalement ouvert dont les agents économiques et politiques dominants sont soumis à une reclassification sociale. Dans ce processus, le réalisme du marché envahit le politique. Le résultat le plus visible de ce processus a été le déclenchement d’une réforme empiétant sur la souveraineté de l’État en diminuant drastiquement les budgets consacrés aux politiques sociales. Le second élément visible fut le retour des militaires à leurs casernes. Ils l’ont fait de leur plein gré, non sans conditionner préalablement les processus démocratiques régionaux. Ces dynamiques ont permis l’extention de la démocratie électorale donnant l’occasion aux partis et aux leaders de la droite l’opportunité de gouverner la région centraméricaine. Dans ce contexte, les forces de gauche n’ont eu aucune possibilité d’arriver au pouvoir. Même celles qui ont pratiqué le travestisme idéologique (Torres Rivas, 1996, p. 154).
De l’exposé de Torres Rivas, nous pouvons déduire que, dans le contexte créé par les nouvelles dynamiques politiques qui voyaient le jour dans la région, la gauche centraméricaine, c’est-à-dire les «nouveaux» démocrates, allait occuper une position subordonnée et sans poids véritable. L’ancien pouvoir y conservait ses positions clé et continuait à contrôler la portée et la profondeur des transitions démocratiques dans la région.
État mixte et démocratie procédurale dans le cadre des accords de paix au Salvador : changement dans la continuité
Torres Rivas semble bien définir le rôle de XEtat mixte (bien entendu, il n’utilise pas cette notion dans son travail, mais c’est une déduction que nous en faisons pour mieux encadrer notre exposé) en Amérique centrale. Il est évident, poursuit-il, qu’à partir de la véritable contre-réforme déclenchée par les gouvernements de Violeta Chamorro au Nicaragua et d’Alfredo Cristiani au Salvador53, les bénéficiaires directs de la révolution conservatrice ont été les propriétaires du capital financier, nationaux et étrangers. Formant déjà depuis quelque temps le noyau dur de la bourgeoisie les réformes qu’ils ont appliquées se sont faites au profit direct, immédiat et visible des propriétaires du capital d’investissement et de prêts, des banquiers, des financiers ; bref en faveur de ceux qui contrôlaient les mécanismes spéculatifs de l’argent (Torres Rivas, 1996, p. 156-157). Il n’existait aucun obstacle réel pour les empêcher d’imposer leur programme politique et économique. Une symbiose entre leur pouvoir politique et leur pouvoir économique s’établissait par la même occasion.
Au Salvador, cette liaison entre le politique et l’économie ne semble pas être tout à fait nouvelle, mais au contraire, quelque chose de déjà vu : cette révolution conservatrice, par ses caractéristiques, nous rappelle fortement, en tenant compte bien entendu des périodes historiques différentes, la période ouverte par la révolution oligarchique de 1850. À cette époque, l’oligarchie, à travers le contrôle direct de l’économie et de l’état, imposait son modèle économique, politique et social à la société tout entière. C’était son intérêt particulier qui prédominait de manière exclusive. La même situation ne se serait-elle pas reproduite au cours de cette révolution conservatrice dans une réalité différente?
Il existe une autre analogie. Le statu quo oligarchique fondé en 1850 semble avoir combiné deux aspects : rupture et continuité. Rupture parce que l’oligarchie fondait un nouvel ordre et devenait la nouvelle classe dominante du pays. Continuité parce que l’état de pauvreté et d’exclusion sociale des secteurs populaires se prolongeait dans le nouveau système tel qu’hérité de la colonie. En outre, avec la privatisation des terres communautaires, leur dépossession fut systématiquement achevée.
Au Salvador, avec la «révolution conservatrice» ou «révolution néo-libérale», le même phénomène de rupture et de continuité semble avoir eu lieu. Rupture, car la nouvelle élite économique et politique fonde un nouveau modèle axé sur la modernité et la mondialisation : modèle qui a pris sa forme la plus achevée à partir des accords de paix de 1992. Et continuité, car comme en 1850, la nouvelle élite dominante maintient et même aggrave l’état de pauvreté et d’exclusion sociale des secteurs populaires salvadoriens. À ce niveau, on ne fait donc que répéter les modèles antérieurs, c’est-à-dire celui de la colonie espagnole et du modèle oligarchique.
En conséquence, le discours démocratique, modernisant et mondialisé des élites au pouvoir ne semble pas être autre chose qu’une recherche active pour retarder, une fois de plus, une réforme en profondeur du système économique en place. Le statu quo reste intact et se trouve monopolisé par un secteur restreint de la société. Grâce à ce monopole, ce secteur dispose de moyens pour imposer une orientation déterminée à la transition démocratique du Salvador.
De quelle orientation parle-t-on? Emir Sader (1998), lorsqu’il analyse en s’inspirant de Gramsci le cas brésilien, nous donne la notion clé pour le comprendre : le transformisme, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une dynamique où la forme de la domination change mais pas son contenu. Il s’agirait de cette manière d’élaborer un processus que nous appellerons, pour le rendre davantage compréhensible : changement dans la continuité. Comment allait se concrétiser cette nouvelle forme de domination, au Salvador? James Boyce et Manuel Pastor expliquent la façon dont ces mécanismes ont été appliquées dans ce pays :
The disconnection between economic policy and peace building has been manifested in the division of labor between the Bretton Woods institutions (the World Bank and the IMF) and the United Nations : Economic policy has been the province of the former, the peace process the province of the latter. Writing in the March 1994 issue of Foreing Policy, Alvaro de Soto and Graciana del Castillo depict the resulting situation by means of a metaphor : El Salvador is a patient on the operating table «with the left and right sides of his body separated by a curtain and unrelated surgery being performed on each side» (Boyce et Pastor, 1997, p. 294-295).
Au Salvador, la politique et l’économie étaient radicalement séparées. Les principes et les conseils des idéologues du néo-libéralisme et de la «transitologie» s’appliquaient de façon presque pure : l’économie ignorait les aspects sociaux et politiques des changements en cours, et la politique faisait de même vis-à-vis des instances économiques et sociales. Autrement dit, du côté de la politique tout était permis, c’est-à-dire quelle pouvait promouvoir le respect formel des droits de l’homme, les changements institutionnels et toutes sortes de libertés. La libéralisation politique disposait de la sorte d’une grande marge de manœuvre. Une liberté d’action qui était présentée comme l’essence même de la démocratie. Pourtant, une limite existait : la libéralisation politique ne devait pas et ne pouvait pas questionner le laisser faire néolibéral en place.
Au Salvador, deux processus simultanés se sont finalement déroulés : d’un côté, un processus purement formel, à savoir la libéralisation politique et, en face, un autre qui monopolisait le contenu de ces dynamiques, entendez la libéralisation économique. En paraphrasant Ake (1997), nous pourrions alléguer que se produisait dans ce pays la situation suivante : la démocratie était accessible à la majorité, mais elle n’avait aucun pouvoir réel pour résoudre, même minimale-ment, les problèmes sociaux des secteurs populaires. Dans ces circonstances, comment peut-on s’étonner des observations faites par Holiday et Stanley en 1992, lors de la conclusion des accords de paix : «in the months after the cease-fire, however, the euphoria was replaced by caution, distrust and anger, as the implementation of the military demobilization and... economic reforms fell further and further behind schedule» (Holiday et Stanley, 1993, p. 1).
Comment pouvait-il en être autrement si le processus de paix cachait en fait la montée au pouvoir d’une nouvelle classe économique qui allait compléter sa victoire en réorganisant et en réorientant la société selon son propre agenda économique, politique et social?
Les mots d’ordre de cette contre-réforme néo-libérale au Salvador étaient : «Décentralisation, privatisation, désengagement de l’État, réduction des services sociaux, développement des zones franches comme principales sources d’emploi. Autant de mesures, commente Erika Julien, visant à parachever l’intégration économique régionale dans la perspective de l’entrée dans l’Association de libre-échange nord-américain» (1994, p. 2). Au Salvador, pour Lara Pullin, «ARENA had already largely completed the privatization via Legislative Decree 900 passed when ARENA majority ruled54».
«Les élections du siècle» et le nouveau visage du FMLN
Au milieu de cette offensive néo-libérale emportant tout ce qui semblait collectif, nous nous demandons où était le FMLN? C’est Héctor Dada (1994), (ex-membre de la DC salvadorienne et de la deuxième Junte révolutionnaire de gouvernement, devenu membre du FDR par la suite et au moment d’écrire l’article que nous commenterons, directeur du FLACSO [Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales] section salvadorienne) qui nous donne un aperçu des changements produits à l’intérieur de ce nouveau parti politique.
Toutefois, avant de traiter de cette question, notons que le 24 mars 1994, la démocratie salvadorienne a subi son épreuve du feu. À cette date, le FMLN faisait son entrée comme parti dans l’arène politique du pays. Les commandants étaient déjà descendus de la montagne pour continuer leur lutte autrement. Le FMLN, qui, au début, avait pour objectif de changer radicalement le statu quo avec sa participation, légitimait davantage la transition démocratique du Salvador initiée en octobre 1979. La droite et les militaires les acceptaient après leur avoir fait subir une longue et sanglante persécution. Il est aussi tout à fait normal d’imaginer que les Salvadoriens ont probablement retenu leur souffle pendant que débutait la campagne électorale. Car, pour l’imaginaire populaire, le FMLN était la force politique qui s’était constituée et légitimée pour atteindre un objectif précis : défendre ses intérêts économiques, politiques et sociaux qui, historiquement, avaient été bafoués par l’oligarchie et les militaires. Au Salvador, c’est probablement à cause de tous ces enjeux que ces élections ont été proclamées comme «les élections du siècle».
Néanmoins, en dépit de ces attentes, Héctor Dada observe que les plates-formes politiques des trois principaux partis, c’est-à-dire l’ARENA, la DC et la coalition conduite par le FMLN, présentaient des terminologies similaires : consolidation des accords de paix, établissement ou approfondissement d’une économie sociale de marché, démocratisation politique, décentralisation de l’État dans un processus de modernisation, privatisation des entreprises publiques. Bien sûr, complète Dada, ces programmes avaient leurs nuances et il n’y avait pas une totale coïncidence. Cependant, dans ce contexte et comme prérequis pour continuer à avancer vers la démocratisation du pays, ces partis signalaient la nécessité de renforcer la conscience collective dans un esprit de concertation visant la recherche du consensus. Un élément central de la campagne a été l’acceptation généralisée du marché comme le principal régulateur de l’économie (Dada, 1994, p. 25).
Pendant ces élections, le FMLN poursuivait sa métamorphose intérieure, aspect que Jon Beasley-Murray analyse de la façon suivante :
Unsure of itself and of its new role, the FMLN adopted the «feel good» rhetoric of social cooperation that has swept Latin America over the last ten years. This is the call for «investment in people» and to «strengthen civil society» that is now the catch phrase of Latin American societies in transition. By «civil society» is meant the non-governmental organisation (both domestic and foreign) that take on development and other roles previously managed by the State itself [...] And if the Left’s proposals simply amount to a privatization of the State, they then play into the hands of a neo-liberal Right for whom distrust of the State and eagerness for privatization is first impulse and second nature (Beasley-Murray, 1999, p. 2).
Opérant ces changements en ce qui concerne son discours et son programme politique, le FMLN s’incorporait au processus démocratique salvadorien et devenait un acteur institutionnel. Il consolidait de ce fait la transition démocratique dans le pays. Cette organisation de gauche acceptait par conséquent, après une longue guerre civile, les règles du jeu démocratique dans les dimensions réduites que la droite de ce pays lui demandait depuis longtemps55.
Le FMLN et ses nouvelles compromissions
Cependant, durant ces élections de 1994, le FMLN a dû faire face à de nouveaux défis. Les discussions publiques sur les candidats et les objectifs à atteindre par ces élections ont laissé une impression de division interne et de faiblesse dans la marche vers le pouvoir. Plus important encore, affirme Dada, ce parti politique, lors des élections, n’a jamais réalisé une évaluation historique de la guerre révolutionnaire56 ; une attitude en contradiction avec celle qu’il avait adoptée pendant la signature des accords de paix.
Selon Dada, lors des accords de paix, la direction du FMLN a soutenu que sa décision de prendre les armes et de poursuivre la lutte politico-militaire a pris fin lorsque les forces traditionnelles au pouvoir ont été forcées d’ouvrir des espaces de participation politique. La paix était présentée comme une réussite des forces populaires. Ce raisonnement a, commente Dada, disparu pendant la campagne électorale et a plutôt été rejeté parce que toute référence au passé était vue comme contraire à la réconciliation nationale. Cet auteur signale que le FMLN, pendant ces élections, s’était donné un objectif bien déterminé : se rendre suffisament convenable aux yeux de l’entreprise privée afin quelle lui permette de gouverner (Dada, 1994, p. 26-27).
Durant ces «élections du siècle» et au milieu de ce «travestisme idéologique» du FMLN (pour utiliser le terme développé par Torres Rivas ci-dessus, décrivant les nouvelles attitudes idéologiques et politiques de la gauche régionale), quelle a été la réponse populaire? Une comparaison de deux événements électoraux peut donner une idée claire de la question. En 1982, lors des élections pour l’Assem-blée Constituante, il y a eu I 362 339 votes valides, tandis que pour la présidentielle de 1994, il y en a eu seulement 1 307 657 et ce, en dépit de la croissance de la population et du fait que les premières élections se sont réalisées en pleine guerre civile.
Les élections de 1982 ont été rejetées par le FMLN-FDR, car elles étaient considérées comme illégitimes et non représentatives57. Celles qui se sont déroulées en 1994 étaient-elles légitimes ou, au contraire, illégitimes? En réalité, commente Dada, ces élections n’ont pas créé chez les Salvadoriens la sensation qu’à travers le vote, ils prenaient des décisions fondamentales (1994, p. 26-27).
Les Salvadoriens semblent alors avoir compris que ces élections n’étaient en réalité qu’une simple formalité comme cela avait jadis été le cas sous la domination militaire. Seulement, auparavant, les militaires imposaient bon gré mal gré leur candidat préalablement choisi par la violence si cela était nécessaire. Cette fois-ci, parce que la droite possédait, comme Dada le démontre, l’organisation, l’argent et le contrôle des médias pour imposer son candidat, le fait que les Salvadoriens aient la possibilité d’en choisir un autre, ne l’inquiétait pas : c’était son programme néo-libéral qui, d’une façon ou d’une autre, allait s’appliquer. C’est probablement de cette façon, dans cette harmonisation des différents programmes politiques des partis, que serait née au Salvador ce que Linz appelle ailleurs «une opposition fidèle».
Pourquoi la droite et les militaires sont-ils devenus démocrates au Salvador?
Au Salvador, une énigme semble s’être résolue sur la nouvelle forme de domination. Auparavant, l’ancienne oligarchie garantissait la protection de ses intérêts économiques par la poigne de fer des militaires. Dans le nouveau système, l’élite économique n’a plus besoin de ce pouvoir militaire, ce qui ne signifie pas, bien entendu, que ce pouvoir ait disparu, mais qu’il est discret et existe plutôt comme une force de dissuasion permanente.
Ce qui peut être corroboré par le commentaire suivant de Williams et Walter :
although most members of the infamous tan-dona, the military academy class that dominated the 1980 and included many human rights violateurs mentioned in the 1995 Truth Commission report, eventually stepped down they did so with full benefits. The military’s institutional autonomy, moreover, allowed it to transfer units from the security forces and the rapid reaction batalions into the regular army, in violation of the accords. The authors also point two aspects of militarization that the accords did not challenge, such as military involvement in civic action programs and the reserve system, and •inadequate mechanisms of civilian oversight (cités par Ladutke, 2000, p. 178).
Les militaires salvadoriens ont réussi à conserver une place privilégiée à l’intérieur du «nouveau» statu quo salvadorien. C’est pourquoi ils continuent à surveiller de près le processus démocratique du pays, même si le rôle d’instrument direct de la domination ne leur revient plus comme jadis. Dans ce contexte, la question suivante paraît tout à fait logique : à présent, comment la nouvelle droite salvadorienne assure-t-elle la protection de ses intérêts? La réponse la plus plausible est quelle le fait aujourd’hui à l’intérieur d’une démocratie formelle. À l’intérieur de ce modèle démocratique, les programmes politiques des partis peuvent avoir leurs nuances, néanmoins une limitation s’impose : le programme économique néo-libéral dominant ne doit être questionné en aucune façon.
La classe dominante salvadorienne sauvegarde comme cela ses intérêts économiques indépendamment des partis au pouvoir. Cela expliquerait pourquoi cette droite se dit maintenant démocratique et, d’un même trait, pourquoi les militaires sont devenus à leur tour des démocrates, à savoir respectueux de la volonté populaire. En réalité, lors des élections périodiquement organisées, les Salvadoriens n’ont pas eu accès à de véritables choix politiques sinon à de simples variantes d’un projet économique unique. L’alternative politique était de fait exclue et l’alternance politique, codifiée. Autrement dit, tout se réduit toujours à des changements dans la continuité. Les partis politiques doivent restreindre leurs prétentions à une démocratie du «possible», une démocratie sans aucun impact au niveau socio-économique des citoyens.
Il semble qu’au Salvador l’«essence» du politique se résume à un accord de fait entre les acteurs politiques pour s’interdire mutuellement toute discussion sérieuse sur le mode de production et de redistribution de la richesse. Rappelons le conseil de Przeworski (1986) cité ci-dessus dans notre partie théorique des transitions démocratiques, parlant d’un tel accord comme condition indispensable pour avancer vers la stabilité démocratique. La classe dominante salvadorienne a réussi à imposer son intérêt économique particulier comme étant celui de la société entière. Quelles furent les mesures entreprises afin de mieux consolider sa position privilégiée? Wood nous renseigne à ce propos :
With the help of a U.S-funded think tank, the Cristiani faction developed and proposed a set of neoliberal policies. Neoliberalism was attractive to these elites for several reasons : its emphasis on private sector innovation could justify re-privatizing the nationalized sectors, its agenda of neoliberal reforms would render the state incapable of threatening elite economic interests even if a hostile party governed, and liberalisation of capital flows would discipline the state against redistributive measures (Wood, 2001, p. 7).
Avec son programme néo-libéral, le but de la nouvelle élite économique salvadorienne était d’implanter un modèle économique et politique grâce auquel ses intérêts économiques seraient à l’abri de toute menace. Privatisation, internationalisation du capital, ouverture des frontières, etc., devinrent dès lors ses mots d’ordre. Dans ces circonstances, un parti «hostile», entendez un parti avec une certaine sensibilité sociale qui arriverait au pouvoir, n’aurait aucune possibilité de changer le cours des choses. L’hypothèse de prendre en compte les intérêts sociaux des Salvadoriens s’éloignait ainsi de plus en plus.
Les Salvadoriens n’avaient pas (et, en fait, n’ont jamais eu) un droit de regard sur leur destinée ni sur la meilleure façon de disposer de leurs ressources économiques. À partir de cet instant, c’étaient les corporations transnationales, soumises à aucune élection populaire, qui allaient prendre les véritables décisions à leur sujet. Sous leur emprise, les droits sociaux se transforment en biens de consommation accessibles seulement à ceux et celles qui ont l’argent comptant pour les payer. Au Salvador, la séparation entre riches et pauvres, source d’interminables conflits sociopolitiques, allait se creuser davantage.
La démocratie procédurale qui avait vu le jour avec les accords de paix n’a pas eu d’autre destin que celui d’être limitée et insérée à un réseau mondial qui l’obligeait à respecter les exigences du marché, ce dernier pouvant d’ailleurs sanctionner lourdement les forces politiques qui ne se soumettaient pas à ses caprices58. L’État ne serait plus un acteur politique déterminant mais subsidiaire et soumis lui-même à la rationalité du marché. Le contenu de la démocratie salvadorienne ne s’avère ni neutre ni au-dessus des intérêts économiques des élites dominantes59.
Tout semble indiquer que c’est ce contexte qui a créé les conditions pour que les partis et les politiciens deviennent des figures sans substance, superficielles et vides qui ont dénaturé le sens même de la démocratie. Idéalement, celle-ci devrait être le lieu de la souveraineté populaire, dont les politiciens et les partis seraient les représentants et défenseurs, comme le soutient Ake (1997). Cependant, dans le cadre de la transition démocratique, ces partis et politiciens ont accepté de jouer un rôle subordonné et une scission s’est produite entre eux et les électeurs. Les enquêtes d’opinion le confirment. Selon Guillermo Ramos, celles-ci reflètent un désenchantement persistant des citoyens par rapport au leadership des partis politiques et un niveau élevé et constant de méfiance envers les institutions (1998, p. 28)60.
Il est notable que la transition démocratique au Salvador a eu une participation populaire déficiente. Une des causes que Guillermo Ramos identifie pour expliquer cette situation est que ce processus a eu un caractère purement politique dont les composantes économiques et sociales ont été exclues. La marginalisation des secteurs populaires était même vue, commente-t-il, comme «facteur de stabilité» pour garantir la viabilité démocratique du pays (Ramos, 1998, p. 30).
Entre la démocratie «idéale» et la démocratie «réelle»
Idéalement, après les accords de paix au Salvador et comme préalable pour avancer vers de nouvelles étapes démocratiques, les secteurs populaires devraient avoir une confiance presque absolue dans leurs élites politiques qui, dans le cadre d’une démocratie de partis, sont censées prendre les décisions les plus avantageuses pour tous. Progressivement, la démocratie se consoliderait et le pays rentrerait alors dans une nouvelle étape de son développement politique. Pourtant, les partis et les élites politiques semblent être restés loin de ce cadre idéal. Lorsque la lecture de la presse salvadorienne dévoile au grand jour cette situation, nous découvrons que dans l’étape de l’après-guerre, la vie des anciens et des «nouveaux» démocrates allait devenir amère et pleine de haine61. Une période d’intenses luttes internes pour le contrôle des postes clé des partis et un fractionnement accru à l’intérieur des partis allaient s’opérer. Pour le cas du FMLN, Marta Harnecker (1) donne un aperçu de cette situation :
Vu les avancées du FMLN auprès de l’électorat on pouvait s’attendre, pour les présidentielles de mars 1999, à une campagne électorale vigoureuse entre le FMLN et ARENA. Des querelles et contradctions internes sont apparues entre les leaders du FMLN, s’envenimant au point que ces derniers firent des contre-campagnes publiques et privées à l’encontre des candidats de leur propre formation. De plus, le discours politique et les orientations du FMLN, dans cette campagne électorale, se différenciaient très peu de ceux de l’ARENA. Le scepticisme et la méfiance germèrent chez l’électorat avec pour conséquence un très grand taux d’abstention - autour de 60 %62. L’ARENA eut le triomphe facile, il obtint 52 % des votes contre 30 % pour le FMLN63.
Peut-on être surpris de voir s’installer le scepticisme et la méfiance chez l’électorat salvadorien, compte tenu des luttes pour le pouvoir à l’intérieur du FMLN et la similitude des programmes politiques des deux principaux partis du Salvador (l’ARENA et le FMLN) lors des élections de 1999? L’arène politique donne une image de décadence et les politiciens sont vus comme étant au service exclusif de leurs intérêts égoïstes64. Pour le cas salvadorien nous pourrions dire, en paraphrasant O’Donnell (Veiras, 2001) parlant de la crise de l’Argentine, «que ces politiciens s’éloignent des problèmes sociaux des citoyens et discutent sur des choses sans importance pour la population».
Nous constatons qu’ils concentrent leurs énergies sur des luttes politiques superficielles où la perfidie et l’imposture prédominent. Dans la plupart des cas, ces conflits finissent par fractionner les partis et ceci apparaît, dans le contexte salvadorien, plus une comédie qu’une tragédie. En effet, les partis politiques ne se divisent pas à cause de principes et des programmes politiques différents, mais simplement parce que les dirigeants ne veulent pas occuper un rôle subordonné dans leur parti respectif ou, simplement, parce que la politique est devenue une forme d*entrepreneurship. Tout cela fait que l’ARENA, la DC et le FMLN se trouvent en crise de façon presque permanente.
Il y a une exception à ces luttes intestines et ces fractionnements qui affaiblissent les différents partis politiques et minent la confiance des citoyens : le PCN, parti qui n’est nul autre que l’ancien appareil politique des militaires et qui, lors du coup d’État d’octobre 1979, avait été délogé du pouvoir. La réorganisation de ce parti aurait constitué le noyau dur de la droite salvadorienne qui, par son contrôle du pouvoir exécutif avec l’ARENA65 et de l’Assemblée Législative dans l’alliance ARENA-PCN, aurait imposé au moyen de décrets le néo-libéralisme comme programme unique au Salvador. Ce pays serait alors devenu, comme la presse salvadorienne le proclame, le deuxième pays le plus libre de l’Amérique latine, après le Chili. Il est bien entendu qu’on parle ici dans une perspective néo-libérale. L’impact immédiat de ce triomphe est le suivant :
El Salvador has been among the most violent places on earth over the last 30 years. A decade-long civil war took the lives of some 90 000 Salvadorans, including the country’s Catholic Archbishop and dozens of foreign nationals. Yet, in a period in which peace agreements have forged a considerable measure of political peace, civil violence in the form of criminal behavior has surged to unprecedented levels. Murder rates in El Salvador are among the highest in the world, at times exceeding levels encountered in the darkest days of the civil war and military repression. As during the war, the cost of violence continues to weigh most heavily on the poor and marginalized sectors of society (McElhinny, 2000, p. 1).
Au Salvador, les accords de paix de 1992 marquent la consolidation du triomphe néo-libéral. Pourtant, à l’évidence, ce paradigme ne semble avoir amené ni la paix ni l’harmonie sociale dans ce pays. Au contraire, sous ses directives, le Salvador serait directement passé de la terreur politique à la terreur sociale qui, par sa magnitude, menace de faire éclater le pays entier. Le Salvador se rapproche ainsi de quelque chose qu’Ignacio Ramonet a déjà défini ci-dessus comme entité chaotique ingouvernable. Sous sa suprématie, les plus faibles seraient abandonnés à leur sort et soumis à la loi du plus fort, celles des mafias, des gangs de rue66, etc.67. Plus concrètement, cette crise signifierait que l’État serait en train de s’effondrer pour faire place à une sorte d’anarchie sociale.
Les traits caractéristiques de cette crise ont déjà l’air d’avoir été décrits par O’Donnell quand il analyse l’Argentine d’Alfonsin. «Outre ses dimensions politiques, économiques et sociales, écrit-il, la crise frappe l’État lui-même dans certains de ses aspects les plus fondamentaux» (cité par Weffort, 1991, p. 7). Il s’agirait d’une crise structurale du système en place dont nous identifions la source comme la résultante directe de la dynamique suivante : libéralisation économique et libéralisation politique.
Au cours de cette transformation et selon les idéaux des théoriciens du modèle néo-libéral, au fur et à mesure que l’État poursuivrait son retrait, le marché (à savoir les patrons des entreprises privées bénéficiaires de ce paradigme) prendrait la relève. À travers la création de la richesse, l’abondance économique se répandrait de tous les côtés et les problèmes de développement et de pauvreté seraient résolus. Par ce biais, le Salvador rentrerait, enfin, dans le cercle des nations civilisées du monde, ou, comme certains commentateurs politiques le disaient dans la presse nationale à l’époque du président Calderón Sol68, dans les grandes ligues. Référence probable aux grandes ligues du base-bail nord-américain. Seulement, à ce stade, on constate que les bénéfices du marché sont absents et que la précaire stabilité économique du pays est davantage due aux revenus obtenus des réfugiés et des exilés qui vivent aux États-Unis et ailleurs69.
Le fait est qu’au Salvador, si nous suivons la pensée de Torres Rivas, la nouvelle classe dominante est plus occupée à la spéculation financière, entendez aux profits rapides, qu’à la mise en place d’un véritable projet de développement intégral du pays. Selon un éditorial de la revue des études Centraméricaines (ECA) de l’Université Centraméricaine du Salvador (UCA), la croissance exorbitante de ce secteur et la subséquente accumulation de richesse sont le fruit d’une logique de concentration qui, par essence, est contraire à une ouverture du système impliquant une participation sociale des Salvadoriens (1998, p. 282).
Nous et Eux comme frontière infranchissable : les répercussions immédiates de ce partage
Un modèle de société qui propose une économie détachée des préoccupations sociales et politiques des citoyens et une politique libérée des soucis socio-économiques envers ces derniers, serait isolé de toute réalité et semblerait évoluer dans un monde à part. La naissance de deux mondes différents y trouverait sa source : Nous et Euxy à savoir, le monde composé des élites et celui des exclus du système. Deux mondes séparés l’un de l’autre par une frontière qui semble infranchissable. Le Salvador ne serait donc pas le lieu de l’intégration, mais bien celui de la ségrégation. Quelle serait l’origine réelle de cette discrimination? Elle ne semble pas avoir une origine raciale, ni un fondement culturel70, elle apparaît indubitablement comme le produit de la pauvreté et du dénuement.
Si les secteurs populaires se sont battus, tout au long d’une guerre civile qui a duré plus de douze ans et ont pu opposer une résistance populaire farouche pour faire du Salvador un pays plus équitable, comment se fait-il que les élites au pouvoir aient réussi à éliminer ces thématiques des traités de paix et, par là, à exclure ces secteurs des sphères valorisantes de la société? Autrement dit, d’où vient le contenu du discours politique pouvant légitimer les inégalités sociales dans le nouveau contexte démocratique du pays? Quel type de réponse pouvons-nous tenter d’avancer dans cette direction?
Vers la disqualification des secteurs populaires
Nous avons déjà vu que le FMLN, dans les différentes étapes de sa trajectoire politico-militaire, a changé ses programmes politiques afin de mieux les accorder à sa stratégie de guerre. Dans ce processus, nous avons pu faire le point sur l’aspect suivant : le FMLN est passé, graduellement, de la proposition d’une démocratie substantielle à celle d’une démocratie procédurale qui a culminé [comme nous avons pu le constater à travers l’exposé du travail de Héctor Dada (1994) puis par celui de Marta Harnecker (1)] avec la quasi-identifi-cation de son programme politique à celui de l’ARENA. De notre point de vue, c’est cette harmonisation politique qui expliquerait l’exclusion des intérêts socio-économiques des secteurs populaires lors des accords de paix et dans les années qui suivirent.
Néanmoins, la mise en place de cette dynamique ne semble pas suffisante pour expliquer la mise à l’écart des secteurs populaires du nouveau processus démocratique salvadorien. Ce qui nous amène à croire que le FMLN a été contraint de trouver un discours visant à justifier les discriminations. Discours qui, d’après notre expérience71, ne se présente pas ouvertement mais de manière voilé ; comme occulté dans une lecture du réel capable de créer un consensus social dont la mise à l’écart d’une partie de la société est perçue comme naturelle, comme faisant partie de l’ordre normal des choses. Au Salvador, comment une telle légitimation a-t-elle vu le jour?
Nous avons en partie répondu à cette question lorsque nous avons exploré le texte d’Héctor Dada (1994). Il explique que le FMLN n’a pas souhaité aborder, lors de son incorporation comme acteur institutionnel, l’histoire de la guerre civile salvadorienne afin de sauvegarder la stabilité démocratique. Ce faisant, la direction de ce parti passait à un autre registre et faisait tabula rasa de douze ans de sa propre histoire, histoire incarnée par ces hommes, femmes et enfants qui, pendant la longue et meurtrière guerre civile, se sont sacrifiés, beaucoup d’entre eux y trouvant la mort. Mais l’histoire racontée de la sorte ne convenait plus aux intérêts des «nouveaux» pragmatiques, car en reconnaissant le rôle joué par ces hommes et ces femmes dans l’histoire toute récente du pays ils ne pouvaient nier leur apport fondamental dans le conflit et sa solution, ni ignorer les mobiles économiques, politiques et sociaux ayant inspiré leur participation, celle-ci visant, évidemment, plus qu’une démocratie purement procédurale.
Pour les «nouveaux» démocrates et leur nouveau langage politique, la notion de peuple devait disparaître72 tout comme ses aspirations et sa participation dans la guerre civile, surtout dans une démocratie de partis où les élites politiques allaient occuper une place de premier ordre pour expliquer les événements politiques. Les «nouveaux» démocrates s’incorporaient ainsi au statu quo salvadorien et y occupaient une place privilégiée73. Le prix de cette réussite fut que les secteurs populaires n’ont pas uniquement été dépossédés matériellement mais également symboliquement par l’abolition de leur histoire récente. La conséquence immédiate de ces manœuvres politiques fut que leurs sentiments d’appartenance et d’identité sociales en ont été profondément bouleversés.
En parallèle, une trame plus sophistiquée se préparait pour continuer à parfaire la disqualification sociale des milieux populaires. Et c’est la Commission de la Vérité (1993) qui allait réussir cet exploit en donnant à son rapport ce titre significatif : De la Locura a la Esperanza : La guerra de 12 años en El Salvador (De la folie à l’espoir : la guerre de 12 ans au Salvador). Cela signifiait que ceux et celles qui s’étaient battus pour faire du Salvador un pays différent, c’est-à-dire plus juste et plus solidaire, étaient directement disqualifiés puisque la connotation évidente qui se dégage du message contenu dans le titre est la suivante : au Salvador, haine et folie ne peuvent être la source de l’espoir et ce dernier ne pourrait en aucun cas naître de l’action de celles et ceux qui ont participé à la guerre civile. L’espoir serait plutôt le produit de personnes raisonnables qui, après la fin de la guerre, allaient maintenant s’occuper de l’installation profonde et durable de la transition démocratique au Salvador.
Comment, dans ce contexte d’«oubli» et de discrédit social profond, les secteurs populaires pouvaient-ils réclamer des droits sociaux s’ils n’avaient pas participé à une épopée historique (anti-oligarchique, anti-militaire et anti-impéria-liste célébrée dans tout le continent et ailleurs), mais bien à une folie? Le discours de la ségrégation économique et sociale se cache sous des mots bienveillants telles que viabilité démocratique, paix, harmonie sociale, et condamnation généralisée de toute violence. Les causes historiques et socio-économi-ques qui avaient provoqué le conflit armé sont de cette façon habilement occultées par le mot folie.
Les secteurs populaires semblent impuissants à déchiffrer le contenu et comprendre la complexité de ce discours politique. Ils subissent son effet mais sa cause reste confuse. C’est dans cette confusion qu’une partie d’entre eux se jettent dans la destruction aveugle du pays en semant la terreur sociale, méprisant toute loi et tout sentiment humain. Comme le montrent les statistiques.
Selon Guillermo Ramos, les statistiques officielles révèlent que durant les premières années de la transition, le Salvador a enregistré une moyenne de 8 000 homicides. Par exemple, en 1995, la Fiscalía General de la República a rapporté 8 485 homicides, 16 182 lésions, 126 enlèvements, 3 650 agressions et I 666 viols. Pour 1996, la même institution a comptabilisé 8 047 assassinats ; en 1997, ce chiffre est monté à 8 281. Cette même année, des études réalisées par des institutions nationales et étrangères ont catalogué le Salvador comme le pays ayant l’indice de violence urbaine le plus élevé en Amérique latine (Ramos, 1998, p. 29).
9. Sommaire
Les accords de paix au Salvador signés en janvier 1992 entre le Gouvernement du Salvador et le Front Farabundo Martí pour la Libération Nationale s’étaient donné les objectifs suivants : 1) mettre fin au conflit armé par la voie politique dans le délai le plus court possible; 2) dynamiser la démocratisation du pays; 3) garantir le plein respect des droits humains; 4) réunifier la société salvadorienne (Naciones Unidas, 1992, p. 48). L’ONU a bien résumé les objectifs et les aspirations des forces politiques salvadoriennes dans le titre de son compte rendu : Accords de paix : dans le cheminement de la paix (Naciones Unidas, 1992).
Toutefois, quelques années après la signature des accords, nous constatons que la paix au Salvador semble bien loin de s’être installée et le niveau terrifiant de violence en témoigne. Quel pourrait être le lien entre la violence aveugle et les accords de paix? Nous avons déjà tenté de donner une réponse exploratoire lorsque nous abordions le fait que les élites politiques, au nom de la viabilité démocratique, ont exclu les revendications des secteurs populaires de leur agenda politique et, afin de justifier leurs agissements, les ont soumis à une disqualification sociale profonde. Par ce biais, ces élites ont provoqué une scission entre elles et ces secteurs de la société.
Face à cette situation, nous pouvons conclure en formulant l’hypothèse suivante : après une longue et sanglante guerre civile durant laquelle les secteurs populaires se sont battus pour faire du Salvador un pays plus équitable, ces derniers pouvaient difficilement accepter une paix basant le succès de sa réussite sur l’exclusion de leurs intérêts sociaux. Deux aspects semblent ici trouver leur explication. D’une part, cette éviction conduirait une grande partie des Salvadoriens à contester la légitimité de ce processus politique. D’autre part, une autre partie y trouverait la source d’un ressentiment social profond. Cette rancœur alimente une haine destructrice et aveugle où la brutalité et le désir de faire le plus de mal possible seraient les guides de son action sociale.
Dans ce monde à part, ces Salvadoriens imposent leurs propres règles et valeurs et menacent de faire éclater une société insensible à leur sort et au service exclusif des élites minoritaires. Dans ce contexte, une question se pose : pour le Salvadorien moyen, quel sens peuvent avoir les déclarations formelles de protection des droits de l’homme si l’État lui-même est menacé dans ses fondements essentiels? Avec la transition démocratique, le Salvador est passé directement de la terreur politique à la terreur sociale. Le terme terreur sociale acquiert ici toute sa valeur gnoséologique pour faire comprendre en quoi consiste concrètement la crise de la transition démocratique dans ce pays.
Dans l’introduction de notre problématique d’étude, nous avons soutenu que les Salvadoriens évaluaient la transition démocratique différemment suivant leur position dans la société : d’un côté, il y a ceux pour qui le Salvador est en pleine mouvance démocratique, certains parlent même d’une révolution démocratique. De l’autre, il y a ceux pour qui rien ría véritablement changé dans ce pays et qui remarquent que leur situation économique et sociale s’est détériorée davantage. Notre étude tente de démontrer que ces visions différentes d’un même processus politique reflètent une scission entre les secteurs élitistes et les secteurs populaires de la société. C’est dans la découverte de ces deux mondes séparés que l’on pourrait trouver la réponse au fait qu’au Salvador, la majorité des électeurs est indifférente aux élections périodiquement organisées.
Au Salvador, à la vue des résultats concrets de la transition démocratique et prenant en considération le fait que la promesse des politiciens, durant les accords de paix de 1992, était de créer un pays plus viable, un pays où s’installeraient la paix, la réunification de la société et le développement social, nous serions tentés de conclure - comme on pourrait aussi le faire pour le cas de l’Amérique latine - que ces objectifs n’ont pas été atteints. Notre recherche se situerait ainsi dans la lignée des observations de Guy Hermet (2001) qui constate que la démocratie, dans l’état assez formel où elle se trouve dans cette région du monde, est paralysée, voire déjà moribonde. Le cas salvadorien ne serait pas une exception à la règle : au contraire, il la corroborerait.
29 Les statistiques que nous utilisons permettent de mieux situer notre problématique avant le traité de paix de janvier 1992.
30 Voir le récit de la vie de Miguel Marmol écrit par Roque Dalton. Source dans la bibliographie.
31 Baloyra ( 1984) observe qu’à l’intérieur de l’armée, il y avait des factions qui se trouvaient en conflit pour des raisons diverses. Pourtant, ces différences s’effaçaient dans leurs rapports avec la société civile. Ce qui importait le plus pour cette institution c’était, selon cet auteur, son intégrité surtout quand elle était menacée.
32 En octobre 1960, écrit Roque Dalton, en faisant appel au principe constitutionnel du droit à l’insurrection, des secteurs progressistes de la bourgeoisie et des officiels de rane intermédiaire de l’armée ont fait un coup d’État contre la dictature de Lemus avec l’aiae de groupes politiques bien déterminés. Sur le champ, cette Junte Civico-Militaire du gouvernement a déclaré que son rôle se limiterait à rétablir le respect de la loi et des droits des citoyens abolis sous le régime de Lemus. Ceci, afin d’obtenir le climat de tranquillité nécessaire à la réalisation d élections libres. La Junte proclamait clairement qu’elle ne prendrait pas de mesures qui altéreraient la structure sociale et économique du pays. Elle a également déclaré que le nouveau gouvernement garantirait les droits des organisations, de liberté d’expression, etc. Le 25 janvier 1961 une conspiration réactionnaire a fait un nouveau coup d’État. La nouvelle Junte allait s’appeler: «Directoire Civico-Militaire» (Dalton, 1996, p. 123-29).
33 Pour comprendre le sérieux du compromis de l’UCA avec le président Molina, Grenier, qui cite Mayorga Quiroz, écrit qu’«En avril 1973, des fonctionnaires de l’adtninistration du bien-être paysan (Administration de Bienestar Campesino-ABC) suivirent des cours sur la réforme agraire à l’UCA. Ils furent suivis à l’été par des officiers de l’arnlée » , En quelques années, comn1ente Grenier, «l’UCA acquit beaucoup d’assurance quant à sa mission dans le développetnent politique national et ce, par l’ entretnise de son expertise sur la question agraire, on s’en doute, un des thèmes politiques le plus controversés et centraux au pays» (1994, p. 80)
34 Selon les promoteurs de la théorie de la dépendance, les rapports de subordination aui existent entre les pays périphériques et les pays centraux nuisent à la possibilité de développer un capitalisme national tel que le suggère la CEPAL. Selon elle, le développement régional passe à travers la substitution des importations par une production locale sous l’hégémonie d’une bourgeoise nationale. C’est cette vision qui est questionnée par la théorie de la dépendance dont le grand apport a été, selon Vania Banbirra, d’avoir montré que la dépendance n’était pas un résultat des rapports internationaux ou d’un échange commercial inégal pour les pays en développement.
La dépendance fait plutôt référence à des rapports internes qui organisent une structure socio-économique fondée sur le caractère et la dynamique de soumission à l’exploitation et à la domination impérialiste. C’est ce qui explique que, dans ce contexte, l’existence d’une bourgeoisie nationale, tel que la CEPAL le suggère, n’était pas envisageable. Les conséquences d’ordre politique de cette analyse, semble conclure Banbirra (1978, p. 99), c’est que les bourgeoisies dépendantes ne peuvent pas s’opposer à ce rapport de subordination, ce qui les empêche de promouvoir un développement autonome. Pour l’Amérique latine observe Agustín Cueva, ce rapport a été conceptualisé de différentes manières par des économistes et sociologues comme les concepts de : groupe des pays «bloqués» dans leur processus de développement; «croissance sans développement»; ou de «développement avec pauvreté» ( 1983, p. 219). Pour la théorie de la dépendance, le développement structurel de l’Amérique latine ne se situe donc ni au dehors ni à côté du capitalisme mondial mais comme un processus fortement intégré de façon subordonnée. Le capitalisme mondial serait ainsi structuré dans l’inégalité et au profit exclusif des pays dits centraux qui imposeraient d’une manière ou d’une autre, par la persuasion ou par la force, les règles de son fonctionnement. Dans ce cas la richesse et le prestige s’accumulent de leur côté et la pauvreté et la dislocation capitaliste de l’autre côté. Deux processus qui sont alors intimement liés.
35 C’est au Salvador que les états-Unis allaient expérimenter leurs nouvelles stratégies et tactiques militaires pour ensuite mener leurs guerres contre-insurrectionnelles dans différents coins du monde. À côté de ce rôle significatif et modélisateur du Salvador pour rendre efficace la stratégie impériale de domination, un autre fait est mis à jour :
« Reagan learned from the Salvadorian experience that the promotion of democracy could provide a powerful ideological tool for building domestic support for an aggressive foreign policy. Soon after, even Reagan hard-liners embraced proliberalization policies for the other countries in Central America in order to highlight the «totalitarian» character of Sandinista Nicaragua. Then the Reagan administration supported the removal of its close autocratic allies in the Philippines and Chile and elsewhere in favor of new democratic regimes. Thus, Reaean’s experience in El Salvador began the fundamental shift in his policy that culminated in a consistent support for democracy during his second term. Indeed, Reagan subsequently placed democracy promotion at the center of his foreign policy agenda. This shift began well before the demise of the «evil empire,» suggesting that the domestic liberal argument provides a better explanation of the Reagan cases than does realism. Reagan’s embrace of the promotion of democracy set the stage for the more complete embrace or the promotion of democracy by the Bush and Clinton administration in the post-cold War era» (Peceny, 1999, p. 146-147). Pour les Etats-Unis, l’expérience salvadorienne semble donc avoir été la clé pour reprendre l’initiative politique, militaire et diplomatique à l’échelle mondiale.
36 à propos de ce coup d’état, Duarte fait le témoignage suivant : «Vaky went to see General Romero [...] [pour lui proposer un] transitional government leading to democracy. Général Romero was not listening, but the military officers, particularly the younger lieutenants, captains and majors, began to speak candidly among themselves about the future of their caste. The marches, strikes and terrorism had gone beyond control by repression. The officers were afraid the armed forces might not be able to put out the fires of revolution. To save the armed forces, they would have to break their alliance to the oligarchy and realing with political forces that could win popular support. Many officers vacillated over this political choice until the Nicaraguan people celebrate in the streets the defeat and dismemberment of Somoza’s National Guard, the conspiracy against Romero gained firm adherents-even among normally conservative officers» (Duarte, 1986, p. 97).
37 Pour approfondir cette notion de coup de palace, consulter l’ouvrage d’Edward N. Luttwak (1996), Coup d’Etat, mode d’emploi, spécialement les pages 24-25. Ce qui est remarquable dans cet ouvrage c’est que l’auteur soutient que les pays où les coups d’État sont courants sont des pays strictement dirigés par des élites sans la participation active des secteurs populaires à la vie politique. Dans ces pays, il n’existerait pas ce qu’il appelle une communauté politique, ce qui permet aux élites d’agir de manière isolée et en toute liberté sans trop s’inquiéter des répercussions de leurs actes sur la population. Les coups d’état et les contre-coups d’état seraient ainsi les moyens politiques favoris pour résoudre leurs conflits. Ces élites se trouveraient au-dessus des institutions. Le Salvador avec son histoire parsemée de coups d’état ne ferait-il pas partie de cette classification proposée par Luttwack?
38 Il ne semble pas exister d’accord sur la date de fondation de l’ANSESAL. Selon Santiago Echeverría qui cite une source nord-américaine, la structure contre-révolutionnaire au Salvador a été mise en place dès 1965 lorsque les forces militaires, paramilitaires de divers types et d’autres services annexes ont été interreliés en un système unique d’information : ANSESAL (Agencia Nacional de Seguridad). Une information de 1983 indique qu’un Salvadorien sur cinquante était informateur d’ANSESAL. Sa structure est décrite comme étant formée des hauts commandements militaires directement responsables devant le président de la République. Cette organisation fonctionnait comme le cerveau d’un vaste réseau de sécurité contrôlant chaque village ou hameau du pays ; cette organisation collectait l’information et ordonnait le fonctionnement des escadrons de la mort (1990, p. 734-735). À présent, nos préocupations portent sur l’analyse et le fonctionnement de l’état mixte salvadorien, ce qui signifie que la datation de la fondation n’influence pas la direction de notre travail, visant avant tout à montrer la permanence et le rôle de l’ancien pouvoir dans la nouvelle dynamique démocratique.
39 Edelberto Torres-Rivas signale que d’après The New York Times aui a reproduit des renseignements secrets de la CIA, beaucoup d’entrepreneurs salvadoriens ont été identifiés comme «escuad roneros» (c’est-à-dire comme membres des escadrons de la mort) (1996, p. 154)
40 Selon Peceny «Reagan was compelled to shift to proliberalization policies, however, in order to convince Congress to pay for the Salvadoran military’s counterinsurgency war against the FMLN, as expected by the domestic liberal» (1999, p. 116).
41 Par rapport à cette croisade anti-communiste salvadorienne, Duarte fait la déclaration suivante : «U. S. pressure and U. S. aid, on a scale we had never imagined, began penetrating El Salvador within a month after Reagan’s inauguration. When Secretary of State Alexander Haig decided to draw his line against international Communism right through El Salvador, our problems suddenly became the World s problem. The long, bloody struggle between the Salvadoran Right, the leftist guerrillas and the Christian Democrats was transformed into a metaphor for the East-West struggle» (Duarte, 1986, p. 168).
42 Selon Peceny «the Carter administration viewed the March 1980 agrarian reform as the most critical component of their counterinsurgency strategy to stop a socialist revolution in El Salvador by building a viable alternative to the political project offered by the FDR-FMLN» (Peceny, 1999, p. 120)
43 Duarte clarifie le rôle de la réforme agraire au Salvador dans ces termes : «One main reason why the people did not rally to the guerrillas’ call for insurrection was our agrarian-reform program. After the seizure of the large estates was decreed in March 1980, the program was administered by the Salvadoran Institute for Agrarian Transformation (ISTA), Headed by Rodolfo Viera. There had been an agreement between the Christian Democrats and the peasants’ union (known as the UCS) that Viera would run the agrarian-reform program. These peasant leaders had come to us saying, «We represent two hundred fifty thousand farmworkers and they are ready to join the guerrillas unless you take action on agrarian reform and allow us a role in the management». My answer was we wanted agrarian reform as much as they did, but we would not accept blackmail. They had to work on the program with the party» (Duarte, 1986, p. 163).
44 Beaucoup des familles salvadoriennes partagaient les tourments d’«Alicia Barbieri, une femme de Buenos Aires qui cherche sa sœur (disparue) depuis un quart de siècle» (Paquin, 2003, p. 7).
45 Duarte dans son récit de vie accepte que «the Junte government was exhausted politically, but we still had one trump card to play [...] elections» (1986, p. 173). Pour lui, la Junte souffrait d’un mal aigu : elle était politiquement épuisée. La solution trouvée fut les élections. Ce sont elles qui allaient résoudre l’impasse politique de la Junte salvadorienne.
46 Duarte dans ses souvenirs note que «D’Aubuisson established a sophisticated organization, divided between a political front, for propaganda and fundraising, and a paramilitary arm, known as the death squads» (1986, p. 124)
47 Cette vision de Duarte qui dans sa partie la plus générale semble être acceptée par Baloyra est contredite par Williams et Walter qui se situent dans un autre cadre analytique. En effet, ces auteurs nient que «1980s marked the beginning of a genuine transition to democracy. Indeed, the degree of militarization... increased as despite the formal existence of an elected civilian government» [...] They particularly criticize a series of pacts between the civilian government and the armed forces, offering evidence that the costs of excluding popular participation and perpetuating militarized structures were much too high» (cités par Ladutke, 2000, p. 176).
48 Voir à ce sujet l’ouvrage autobiographique de Duarte (1986).
49 Selon Baloyra, cette menace était vue par un membre de l’administration Reagan ainsi : «In November 1982 Secretary Shultz told the OAS General Assembly that outsiders were trying to exploit domestic conflits in the area [...] In April 1983 he presented the case for the security concerns of the administration to a Dallas audience. He [...] reiterated the importance of the defense of the Panama Canal, and underlined the geographic proximity of the area to the U. S. mainland» (1985, p. 42).
50 Peceny décrit ces dynamiques de la façon suivante : «When the winners of the election [c’est-à-dire l’ARENA et ses alliés] refused to cooperate with the PDC, Hinton [à l’époque l’ambassadeur des États-Unis au Salvador], with the help of an ambassador at large, Retired General Vernon Walters, moved to salvage at least tne appearance of moderate regime and pressured the military to keep D’Aubuisson from being elected president. In concert with the U. S. embassy, the Salvadoran military imposed the selection of banker Alvaro Magaña as the figurehead president. Hinton then helped négotiate the Pact of Apaneca, which distributea government positions evenly between ARENA, the PCN, and the PDC» (1999, p. 133).
51 Sur ces avances militaires du FMLN, Peceny témoigne que « 1983 witnessed a dramatic increase in the strength of the FMLN and a weakening of Salvadoran government forces. By the end of 1983 the insurgents controlled approximately one-third of the nation’s territory. They had reached sufficient military strengtn to attack units of the Salvadoran military in conventional battles rather than with guerrilla tactics» (1999, p. 140).
52 Dans sa lutte idéologique et politique à l’intérieur des FPL et du FMLN, le commandant Marcial défendait la position suivante : la base de la lutte armée est l’organisation des masses. Le moteur de la guerre du peuple n’est pas seulement la libération nationale, mais la lutte de classes interne. La lutte de classes exige de donner la priorité à l’alliance ouvrière et paysanne sur n’importe quelle autre alliance. Il s’agit surtout d’assurer la prépondérance du prolétariat dans la révolution et sa perspective socialiste à l’intérieur d’éventuelles alliances avec d’autres secteurs de la société. La guérilla doit se développer en coordination avec l’organisation du parti, en rapport avec sa vie politique et avec la formation politique de ses militants. Le parti doit se construire comme un parti ouvrier, avec le programme du marxisme et l’objectif de la révolution socialiste, qui passe par diverses phases et alliances, mais nie en tout moment l’hégémonie de la bourgeoisie et l’utilisation des alliances populaires pour freiner la révolution. L’armée de la bourgeoisie doit être détruite avec une stratégie de guerre prolongée qui culminera en une insurrection populaire et pas à travers un «putsch» ou un coup d Etat. Selon Gilly, Marcial conçoit les négociations avec l’ennemi comme un moyen nécessaire, mais auxiliaire de la lutte révolutionnaire et non comme la voie principale à un moment donné pour trouver une solution favorable (Gilly, 1984, p. 12). Pour Marcial, le mot d’ordre semble être : pas d’alliance avec la bourgeoisie, pas de connivence avec l’armée et surtout, pas de stratégie où le dialogue serait l’aspect fondamental de la lutte. Pour lui, le fondement de la victoire se trouve dans l’alliance ouvrière et paysanne et dans sa domination. Selon Gilly, douze jours après avoir écrit ce document, Marcial se suicidait.
53 Lorsque Torres Rivas parle d’une contre-réforme au Salvador, il fait sûrement référence au fait qu’à l’époque de la deuxième Junte de gouvernement à coté de la réforme agraire, «At the same time, the banks were nationalized» (Duarte, 1986, p. 114). Baloyra témoigne dans le même sens quand il écrit que «The package of refoms also affected other pillars of the «magic square» of oligarchic domination since it included nationalisation of banking and of agricultural trade. The rightist onslaught against the reforms could not reverse either of these measures : banking and the commercialisation of agricultural products remain under public control at the present time» (1985, p. 228). Les élites économiques salvadoriennes devaient donc attendre l’implantation de leur révolution conservatrice pour reprendre le contrôle de ces secteurs de l’économie.
54 Au niveau régional, les effets de cette offensive néo-libérale sont décrits ainsi : «La nouvelle phase de privatisation d’entreprises publiques de service et les mesures concernant les acquis sociaux menacent d’affaiblir les conquêtes historiques des travailleurs et d’augmenter le nombre des chômeurs. En ce qui concerne l’état, les décisions politiques, les mesures et la création d’instances spéciales pour l’application de cette phase de réajustement et de privatisation, eurent lieu entre décembre 1994 et le premier semestre 1995» (DIAL, 1995, p. 2).
55 C’est pourquoi, il nous semble tout à fait compréhensible que dans ce pays, «Plusieurs se demandent si les résultats atteints par (les) accords de paix, qui mettaient fin à plusieurs années de guerre révolutionnaire, sont à la hauteur des sacrifices réalisés» (Harnecker, 2001, p. 77).
56 Erika Julien confirme les observations de Dada ainsi : «Quelque peu handicapée par ses contradictions internes, et soucieuse de donner des gages de bonne volonté à l’ONU et aux États-Unis, la Coalition (c’est-à-dire le FMLN, Convergence Démocratique (CD) et le Mouvement National Révolutionnaire (MNR)) décida d’autocensurer son passé révolutionnaire...» (1994, p. 2)
57 Voir également sur cet aspect le travail de Baloyra (1984).
58 Dans le contexte de l’Amérique latine, le cas de Lula au Brésil et le changement de son programme politique original pour mieux l’adapter aux prérequis du marché international qui fut une condition sine qua non à son accession au pouvoir semble bien corroborer cette analyse.
59 Le cas vénézuélien semble refléter les limites de la démocratie procédurale en Amérique latine. Dans ce pays, Hugo Châvez a été légitiment élu président du pays. Aussitôt arrivé au pouvoir, il entame un processus que les élites économiques et politiques traditionnelles ont interprété comme contraire à leurs intérêts. Comme mesure pour tenter de récupérer leur influence, ces derniers ont organisé un coup d’état pour le déloger du pouvoir (R. Alfaro 2003). En Amérique latine, I ancien pouvoir se montre respectueux du jeu démocratique lorsque celui-ci est en harmonie avec son programme économique, politique et social. Dans le cas contraire, il menace de le faire éclater, ce qui dénote bien des limites de la démocratie procédurale dans la région.
60 Les observations de Guillermo Ramos paraissent tout-à-fait confirmées de la façon suivante par des observateurs de la problématique des droits de l’homme dans la région : «La corruption de fonctionnaires, d’organes et d’institutions de l’État, incrustée dans tous les appareils du gouvernement et les situations nouvelles qui rendent ingouvernables au moins trois pays sont en train d’affaiblir les fragiles États de droit et d’augmenter le manque de confiance dans les institutions et les systèmes politiques» (DIAL, 1995, p.2).
61 Erika Julien confirme nos appréhensions lorsqu’elle décrit la situation de la façon suivante, après la victoire électorale de l’extrême droite en 1994. «Dès l’installation de l’Assemblée et la discussion sur sa démocratisation, éclataient les tensions qui couvaient au sein de la gauche. Le FMLN venait d’annoncer qu’il ne participerait pas à la constitution de la Junte de direction de l’Assemblée, parce qu’elle donnait un trop grand pouvoir à l’ARENA. Cependant, à la surprise générale, et appuyés par les voix de l’ARENA et des 7 élus de l’ERP et de la Résistance nationale (RN-FMLN), Mme Ana Guadalupe Martínez (ERP) et M. Eduardo Sancho (RN) acceptaient d’en devenir respectivement vice-président et secrétaire. La crise a rapidement fait Doule de neige et a débouché sur la paralysie de toutes les instances communes du FMLN. De la base au sommet, les langues se sont déliées, et chacun a menacé de révéler toutes les turpitudes des «autres» : d un côté, les «pragmatiques» sociaux-démocrates», qualifiés de «traîtres, opportunistes et diviseurs»; de l’autre, les «marxistes orthodoxes» traités d’«émotifs radicaloïdes, incapables de s’adapter à la nouvelle conjoncture» » (1994, p. 1).
62 Cet abstentionnisme des électeurs semble être une constante au Salvador. Aux dernières élections, réalisées en mars 2003, l’absentéisme a été évalué, selon des estimations préliminaires, à 60 %; chiffre cité par Ciro Granados (2003). La même source commente que pour les élections ayant eu lieu en 2000 (pour élire des maires et députés) l’absentéisme a été chiffré à 61,51 %, c’est-à-dire que seulement 38,48 % des électeurs avaient émis un vote. En région, pour la même année, l’abstentionnisme a atteint jusqu’à 65,52 %; comme ce fut le cas dans le département de l’Union.
63 Il s’agit ici d’une traduction libre que nous faisons du texte en espagnol. Voir bibliographie.
64 Selon Dial dans sa synthèse de conjoncture pour l’Amérique centrale, entre autres, les points saillants pour la région sont : «1) les processus sociopolitiques et la démocratisation traînent derrière eux le poids de gouvernements discrédités, illégitimes, incapables d’assurer un contrôle social et de gouverner; 2) dans au moins quatre pays centraméricains on note, dans tous les cas, une perte de confiance de la population dans les institutions et les partis» (1995, p. 3).
65 Au moment d’écrire ces lignes, l’ARENA occupait pour la troisième période consécutive la présidence du pays, soit l’équivalent de 15 ans de pouvoir.
66 Une enquête de terrain menée par le Courrier International peut donner un aperçu de cette situation. Dans ce pays, selon l’article Jeunesse perdue du Salvador, «la police estime qu’à San Salvador (capitale du Salvador) les gangs comptent au moins 25 000 membres, peut-être le double. Dans ce pays d’Amérique centrale de 6 millions d’habitants, il y a un demi-million d’armes à feu et pas d’emploi. Une personne sur trois est victime de la criminalité» (2003, p. 48).
67 Dial observe cette situation dans les termes suivants : «Dans tous les pays (de F Amérique centrale) les bandes de délinquants et les réseaux de criminels liés au narcotrafic semblent être en relation avec des fonctionnaires, politiques, militaires et des membres des corps de sécurité [...] Outre la pauvreté et le chômage, les milliers d’armes qui sont aux mains des civils influent sur la croissance de la criminalité. Par exemple, au Salvador, après la guerre, il reste plus de trois cent mille armes aux mains des civils et des ex-militaires [...] Dans tout le pays, la délinquance et le crime organisé accablent la population civile. C’est ce que les citoyens du Salvador perçoivent pour leur pays comme le problème principal et générateur de nouvelles pathologies de la peur» (1995, p. 1).
68 En 1994, «La droite avait choisi un candidat «dur», M. Armando Calderón Sol, ancien maire de la capitale et ancien secrétaire particulier du commandant d’Aubuisson (fondateur des escadrons de la mort, décédé en février 1992), en rupture avec l’image moderne et modérée du président sortant M. Alfredo Cristiani» (Julien, 1994, p. 1).
69 L’ouvrage le plus achevé pour comprendre ces dynamiques a été écrit par Segundo Montes (1987).
70 Ce changement de point de vue passant d’une perception raciste à une perception culturaliste des rapports sociaux pour justifier la hiérarchie et l’inégalité sociale dans les sociétés occidentales a été abordé dans notre travail de maîtrise, L’Immigré salvadorien à Montréal : interprétation d’un processus d’intégration (R. Alfaro, 1997).
71 Cette analyse, a été dévelopée dans le cadre de notre recherche de maîtrise (R. Alfaro, 1997).
72 Dans le cadre du paradigme néo-libéral, la notion qui allait être privilégiée serait celle de société civile.
73 Pour comprendre cette situation, Lelièvre donne un portrait saisissant : «(A plusieurs reprises des membres du FMLN ont) ouvertement critiqué les dirigeants qui, maintenant assurés d’une position politique et sociale, avaient oublié les «compas» de base. Certains se sont également rendu compte que, s’ils avaient bien leur place comme combattants, il n’en serait pas de même dans l’élaboration de la structure du nouveau parti. Des petits mouvements de mécontentement ont commencé à poindre pendant que les exclus des programmes de réinsertion, qui attendaient avec impatience la distribution des terres promises, décidaient, pour assurer leur subsistance et celles de leurs proches, de reprendre à leurs profit les méthodes qu’ils avaient tant de fois appliquées durant le conflit. Ainsi est apparue une vague de délinquance qui, gagnant rapidement à travers le pays, a fait renaître un sentiment d’insécurité profond» (1995, p. 74).