Introduction
Notre intérêt de poursuivre des recherches plus avancées sur la crise de la démocratie en Amérique latine a d’abord été inspiré par les événements qui ont eu lieu récemment au Salvador. Ce pays a en effet mis fin à une guerre civile très meurtrière, commencée en janvier 1981, en signant un accord de paix en janvier 1992. Nous avons alors vu les Salvadoriens célébrer avec enthousiasme cet accord et espérer ainsi un avenir meilleur. L’optimisme était donc au rendez-vous.
En juin 1998, nous avons vécu une expérience très différente. Cette fois, les Salvadoriens nous paraissaient plutôt indifférents à l’égard du processus démocratique. Une certaine frustration régnait même dans la population. Pour comprendre cette attitude, nous avons entamé une série de rencontres informelles avec des membres de différents secteurs de la société salvadorienne et, graduellement, une piste explicative est apparue. Nous avons alors constaté qu’il y avait, au Salvador, deux évaluations différentes à l’égard du processus démocratique : 1) pour les élites politiques, le pays se trouvait en pleine mutation et certains ex-commandants de la guérilla parlaient même d’une révolution démocratique; 2) pour les secteurs populaires, par contre, il semblait que rien d’essentiel n’avait réellement changé dans le pays. Ces derniers témoignaient même d’une détérioration de leur situation économique et sociale. Afin d’avoir une compréhension plus approfondie sur des points de vue si différents à propos d’une même dynamique politique, nous avons d’abord confronté nos observations de terrain avec la théorie sur la démocratie. C’est cette approche fondamentale qui nous a aidé à orienter cette recherche.
Notre problématique a pour objectif d’établir un lien entre nos observations sur le cas concret du Salvador et des processus plus larges, comme ceux qui se sont développés en Amérique latine ces deux dernières décennies. Dans le cas salvadorien, nous avons remarqué qu’il y avait deux processus qui s’articulaient simultanément : la libéralisation politique et la libéralisation économique. C’est ce qui nous a conduit à penser qu’une étude sur la crise démocratique dans ce pays devait traiter les dynamiques conjointement et non pas les dissocier.
Pour aborder cette problématique, nous allons d’abord explorer plus profondément le cas salvadorien où, comme nous l’avons signalé, deux visions sur la transition démocratique se sont affrontées. Cette divergence, à l’intérieur d’une même dynamique politique, nourrissait notre curiosité. Nous avions l’intuition que quelque événement plus profond les dynamisait. Nous avons donc décidé d’entamer l’exploration des causes de ces attitudes divergentes, et mis au centre de notre réflexion le pacte politique lui-même. Une question nous est alors apparue comme la plus pertinente : comment se fait-il que la droite et les militaires salvadoriens se soient convertis à la démocratie? Car c’était précisément leur alliance qui, depuis 1932, avait terrorisé le Salvador et qui avait sans cesse tenté d’arrêter tout type de revendication populaire et de dialogue.
À notre étonnement, ces deux secteurs sociaux étaient devenus non seulement plus démocratiques, mais, comme ce paradigme l’exige, plus tolérants. Ils sont ainsi arrivés à un accord politique avec la gauche armée, ce qui a permis l’approfondissement du processus démocratique dans ce pays initié par le coup d’État de la jeunesse militaire en 1979. Cet esprit d’ouverture et de tolérance politique a créé les conditions qui ont permis au Front Farabundo Martí pour la Libération Nationale (FMLN) de s’inscrire en tant que parti légal. Ce parti est devenu, par la suite, la deuxième force politique du Salvador. S’agissait-il donc d’une véritable révolution démocratique ou, au contraire, d’une sorte de supercherie?
Ces observations et ces questionnements sur la transition démocratique au Salvador ont suscité chez nous le doute méthodique comme chez René Descartes, d’où un examen critique des transitions démocratiques que l’Amérique latine a récemment connues. Cette région, à l’image du Salvador, s’est mise à célébrer ces processus politiques comme si elle entrait dans une nouvelle ère historique synonyme de paix, de stabilité politique et de progrès social. Comme au Salvador, ces dynamiques furent déclenchées parce que la droite, les militaires, et la gauche ont eu la volonté de s’entendre jusqu’à signer des pactes politiques. L’Amérique latine tout entière commençait donc sa transition démocratique. Elle passait de la dictature militaire à l’installation de gouvernements démocratiques et c’est ainsi que les anciens opposants radicaux sont également devenus des démocrates. Mais la question centrale perdurait : comment donner une explication logique à une telle conversion? D’où la tentative, dans notre présent travail, de trouver un encadrement méthodologique pertinent.
Afin de donner un encadrement méthodologique à notre problématique de base, nous avons alors fait appel à trois théories : sur la démocratie, sur la mondialisation et le néolibéralisme, et sur les transitions démocratiques en Amérique latine. Egalement, nous avons enrichi ces études avec l’usage d’Internet, qui nous a permis de suivre, presque quotidiennement, les problèmes économiques, politiques et sociaux de la région, et d’élargir ainsi la documentation sur laquelle s’est fondée notre méthode de l’analyse bibliographique. Avec cette méthode, nous pensons avoir élaboré ce qui pourrait être une nouvelle voie pour aborder la théorie sur la démocratie et pour développer, par extension, un regard novateur sur le contenu de la crise des transitions démocratiques en Amérique latine.
Cette nouvelle voie trouve son fondement dans la découverte suivante : le paradigme démocratique est à l’origine d’une antithèse profonde. Deux conceptions sur la démocratie trouvent ainsi leur source et s'affrontent. D’un côté, la démocratie comprise comme procédurale et, de l’autre, la démocratie entendue comme substantielle. La première tendance a privilégié la liberté comme son principe fondateur; la seconde, pour sa part, a privilégié l’égalité. Nous avons ainsi enlevé à ces principes leur neutralité et leur abstraction apparentes pour en faire des prémisses qui condensent des enjeux très empiriques touchant directement l’organisation politique d’une collectivité donnée.
Les grandes stratégies en vue de conduire les affaires de l’État émergent dès lors au centre de la dispute. D’un côté, il y a les partisans de la liberté qui affichent leur prédilection pour la démocratie procédurale d’État minimal. De l’autre, les partisants de l’égalité qui proclament leur préférence pour une démocratie substantielle d’État maximal. Le fait d’avoir compris cette dynamique conflictuelle du paradigme démocratique nous a été d’une grande valeur analytique. Nous y avons détecté en effet des pistes pour mieux comprendre les points de vue divergents d’une même dynamique politique, comme ce fut le cas au Salvador. Il s’agissait dès lors de suivre les diverses étapes de sa concrétisation dans le contexte de l’Amérique latine. À l’époque actuelle, cette antithèse s’exprime ainsi : État minimal d’inspiration néo-libérale versus État développementaliste d’inspiration keynésienne dont l’issue a été l’hégémonie indiscutable du premier paradigme sur le deuxième. Pour la région, ce triomphe signifie l’application de la formule suivante : «moins d’État, plus de marché libre».
Partout dans la région, les instruments pratiques de ces transformations profondes ont été le FMI (Fonds Monétaire International) et la BM (Banque Mondiale) qui, à travers la conditionnalité des emprunts et le PAS (programme d’ajustement structurel), ont prêté un bras fort à la main invisible du marché et forcé le déploiement sans entraves d’un type de marché libre qui passait, notamment, par le démantèlement systématique de l’État développementaliste qui existait auparavant. Le triomphe de la démocratie procédurale sur la démocratie substantielle s’est concrétisé. Ce sont ces dynamiques qui semblent avoir transformé en profondeur les structures économiques, politiques et sociales de la région et conduit, progressivement, les transitions démocratiques à leur propre crise. Ce cadre méthodologique nous permet donc d’identifier les grands paramètres analytiques des transitions démocratiques en Amérique latine ainsi que les causes de leur impasse.
Hypothèse et questions principales
Au cours des deux dernières décennies, l’Amérique latine aurait été soumise à un grand changement qui aurait permis le passage de la dictature militaire aux gouvernements démocratiques dans la région. Les pactes politiques des élites se trouveraient ainsi au centre de ces grandes transformations. Toutefois, bien que ces ententes aient été vues avec un grand optimisme, elles semblent être à l’origine d’un fait politique qui aurait grandement influencé les transitions démocratiques d’une façon négative lorsque, afin de garantir la réussite de ces processus politiques, les anciens et les «nouveaux» démocrates se seraient alliés à l’intérieur d’un État mixte pour des raisons politiques. Dans cette alliance, les premiers auraient établi leur hégémonie sur les deuxièmes et auraient implanté un programme politique au service exclusif de leurs intérêts socio-économiques, excluant par le fait même les intérêts des autres secteurs de la société. Il se serait donc produit une scission entre les uns et les autres et c’est ainsi que la crise des processus politiques aurait été déclenchée.
D’après notre analyse, la clé pour comprendre cette dynamique et ses effets semble trouver son origine dans un fait : pour démocratiser la région, les forces hégémoniques auraient imposé une version strictement procédurale de la démocratie. Si le paradigme démocratique est traversé par une antithèse profonde où deux possibilités font surface, pourquoi ces élites ont-elles fait ce choix? Ne serait-ce pas en raison de ce choix qu’elles se seraient converties à la démocratie? Et finalement, dans le contexte des transitions démocratiques, quel rapport existe-t-il entre ce choix démocratique et l’état de pauvreté et d’exclusion sociale des secteurs populaires?
Objectif et délimitation de la recherche
Notre recherche a comme but principal d’essayer d’identifier les causes qui peuvent être à l’origine de ce que nous appelons La crise des transitions démocratiques en Amérique latine. Bien entendu, nous n’avons pas la prétention de faire une analyse comparative des divers pays de la région. Nous suivrons en fait dans ses grandes lignes le développement de ces processus, afin de tenter d’isoler les variables qui, dans leur combinaison et leur développement, pourraient se trouver à la source de la crise. Pour nous, l’isolement de ces variables ainsi que leurs combinaisons ont valeur de modèle explicatif. Le choix du cas salvadorien nous permet de le concrétiser et de le valider.
Les étapes de la recherche
Afin d’atteindre les objectifs de notre recherche, nous proposons de procéder à des analyses spécifiques, en suivant les six étapes suivantes. Il s’agira d’analyser :
- les débats théoriques et politiques du paradigme démocratique où font surface les deux modèles cités, c’est-à-dire le procédural et le substantiel. Dans cette partie de notre travail d’analyse, nous tenterons de démontrer comment l’approche procédurale est devenue hégémonique dans la conception et l’implantation de la démocratie en Amérique latine ;
- les sources théoriques ainsi que les objectifs économiques, politiques et sociaux du néo-libéralisme en tant que paradigme ;
- l’application du néo-libéralisme dans les pays en développement ;
- l’application et les effets du néo-libéralisme en Amérique latine ;
- les sources de l’État mixte en Amérique latine. Nous traiterons alors de l’approche théorique des «transitologues» et leur influence négative pour la démocratie dans cette région du monde. Nous aborderons ensuite la mise en place de l’État mixte et nous montrerons comment il est devenu l’appareil politique de l’ancien pouvoir;
- le cas salvadorien lui-même. Nous traiterons des effets concrets d’une démocratie procédurale d’inspiration néo-libérale. Nous suivrons alors, à travers une analyse fondée sur une perspective historique, les origines de l’oligarchie salvadorienne et son alliance subséquente avec les militaires, laquelle a donné lieu à ce qu’on peut appeler l’État militaro-oligarchique salvadorien. Nous suivrons le développement de cette alliance jusqu’à sa crise structurelle qui a conduit au coup d’État de 1979. Ce dernier a permis à l’État, au milieu d’une guerre civile et de la terreur, d’amorcer la transition démocratique dans le pays. En janvier 1992, le conflit militaire prenait fin, comme nous l’avons déjà souligné, par la signature d’un accord de paix, qui a grandement facilité l’approfondissement du processus démocratique.