Chapitre 1
Crise démocratique en Amérique latine
1. Démocratie procédurale et démocratie substantielle : débats théoriques et enjeux politiques
Selon Guy Hermet, la démocratie est une construction symbolique où la souveraineté populaire est reconnue; elle est pourtant abstraite et sa pratique effective est déléguée à un pouvoir qui est censé «fonctionner en son nom et à son bénéfice» (1993, p. 21). En Occident, ce type d’organisation politique a été instauré lorsque «l’État libéral fut démocratisé et, par le fait même, la démocratie devint libérale» (Macpherson 1976, p. 5). C’est ainsi que sont nées les sociétés de démocratie libérale.
Norberto Bobbio est d’avis que la relation État libéral et démocratie est complexe et peu linéaire. Pour lui, le libéralisme est une conception déterminée de l’État où son pouvoir et ses fonctions sont limités et, comme tel, il «s’oppose tant à l’État absolu qu’à l’État que nous appelons aujourd’hui social» (1996, p. 11). Pour Bobbio, un État libÉral n’est pas nécessairement démocratique et, historiquement, il se réalise plutôt dans des sociétés où la participation au gouvernement est très restreinte, limitée aux classes possédantes. Un gouvernement démocratique, semble conclure cet auteur, «ne donne pas nécessairement vie à un État libéral : au contraire, l’État libéral classique a été mis en crise par le processus de démocratisation progressif produit par élargissement graduel du suffrage jusqu’au suffrage universel» (Bobbio, 1996, p. 11-12).
De l’exposé de Bobbio, nous déduisons un fait essentiel du paradigme démocratique : il est traversé par une antithèse qui est à la source des deux formes d’État : libéral et démocratique. Tandis que le premier propose de restreindre son pouvoir, le deuxième conseille sa distribution, son extension. Ces concepts opposés fondent, par la force de leur contenu,
deux écoles de pensée et deux sensibilités militantes [qui] s’affrontent sur ce plan, les premières concevant la démocratie comme un pur mécanisme de gouvernement dépourvu de visée sociale ou historique, et les secondes l’interprétant au contraire moins comme un agencement institutionnel que comme un projet de société destiné à promouvoir l’accomplissement aussi bien personnel que collectif de tous les citoyens (Hermet, 1993, p. 22-23).
Le paradigme démocratique se révèle être porteur d’une antithèse qu’il faut, selon Kelsen (1988), avoir à l’esprit pour sa compréhension profonde. C’est elle qui, fondée sur deux conceptions et sur deux sensibilités militantes, propulse la démocratie dans un mouvement contradictoire et conflictuel. Comment une telle dynamique s’alimente-t-elle?
Selon Étienne Balibar, «Cette contradiction très profonde s’alimente à plusieurs évidences qui sont rarement mises en question : en particulier que l’égalité serait essentiellement d’ordre économique et social alors que la liberté serait avant tout d’ordre juridico-politique» (1992, p. 124-125). L’État est le lieu où cette contradiction prend forme et contenu. Il se caractérise dès lors par deux tendances : l’une fondée sur l’égalité qui propose son intervention «parce qu’elle est essentiellement de l’ordre d’une redistribution, alors que la préservation de la liberté (c’est-à-dire l’autre tendance) serait liée à la limitation de cette intervention, voire à la défense permanente contre ses effets «pervers»» (Idem, p. 125).
C’est dans l’État que prend donc forme «la différence du «formel» et du «réel» [ou du «substantiel»] des droits [...]. La représentation de l’égalité comme un enjeu exclusivement collectif, alors que la liberté (en tout cas la «liberté des modernes») serait essentiellement liberté individuelle, même dans l’ordre des libertés publiques (qu’il conviendrait alors de penser essentiellement comme garanties publiques des libertés privées)» (Idem).
Selon ces différentes approches, l’État, ses lois, ses institutions et ses mécanismes de fonctionnement, ne semblent ni neutres, ni planer au-dessus des intérêts des individus. L’État, qu’il soit libéral ou démocratique, ne serait donc pas indépendant mais en étroite dépendance avec ces derniers et c’est justement ici que le conflit social se produirait. En effet, le choix d’une forme d’État en relation avec un intérêt particulier exclurait l’autre et vice versa.
Ce choix fait donc en sorte qu’une vision démocratique s’impose sur son contraire à travers des lois et des procédures qu’elle étend à la «totalité» sociale dans le but de déterminer ce qui est légitime ou pas. L’État a donc un trait particulier : il rend universel ce qui est particulier. Autrement dit, un intérêt particulier sera présenté, à travers l’État, comme étant celui de la société tout entière, lui donnant ainsi une relative «homogénéisation» structurelle. Ce fait expliquerait pourquoi la société, en dépit de sa complexité croissante, garde presque toujours la même direction et le jour où elle change, c’est parce que d’autres intérêts ont pris la relève. Alors, l’État souffre une mutation pour s’adapter aux temps nouveaux.
Ce sont ces paramètres qui délimiteraient l’activité politique des individus. Ici, les deux grandes visions sur la démocratie se concrétisent et mesurent leur capacité d’influence à travers une lutte aiguë afin d’établir l’hégémonie d’un paradigme sur l’autre. Les défenseurs d’une démocratie procédurale ou d’une démocratie substantielle1 s’affrontent et mettent au centre de leur dispute leurs différentes conceptions d’État, de collectivité et d’individu.
Pour les partisans d’une démocratie procédurale, l’État devrait réduire son rôle à la protection de la liberté2 et les moyens utilisés à cette fin doivent être strictement légaux. Pour eux, les mécanismes politiques en place doivent, avant tout, garantir, comme Benjamin Constant le réclame, une liberté qui permettra «la jouissance paisible de l’indépendance privée» (Bobbio, 1996, p. 13). C’est cette liberté de la personne privée «que le citoyen demande aujourd’hui, selon Norberto Bobbio, au pouvoir public» (Idem).
Dans cette approche, l’individu prend donc une place prépondérante. Les lois, les institutions, tout comme les mécanismes de société doivent, en effet, s’orienter vers la création d’un espace social nécessaire pour façonner cet individu détaché de la collectivité. C’est cette orientation qui semble caractériser les mécanismes sociaux des sociétés de démocratie libérale en occident, lesquelles porteraient au rang d’idéal social un individu devenu atome libre et au-dessus de toute limite. Pour cette conception, le rôle de l’État est surtout de garantir cette liberté. Socialement apparaît ainsi un individu qui définit son unicité et sa liberté en opposition à la collectivité, et occupé exclusivement à satisfaire son propre intérêt égoïste qui serait son guide, sa fin existentielle.
En revanche, les partisants d’une démocratie substantielle vont tenter de légitimer leur programme politique à travers la proposition d’un État qui devrait garantir une meilleure redistribution économique et des bénéfices sociaux. Pour cette approche, ce n’est pas l’individu qui prime mais la collectivité, et l’État doit n’être qu’au service de cette dernière. Cette conception nourrit donc une perception des choses où le rôle de l’État se réduit à garantir l’épanouissement et le développement intégral des personnes. À l’inverse d’une société fondée sur l’individu, c’est plutôt la solidarité qui est le principe fondateur.
Les individus se voient ainsi, indépendamment de leur volonté, soumis à l’influence de deux conceptions sur la démocratie dont chacune se présente comme le système le plus achevé pour développer la «totalité» de leurs potentialités. Ici, doctrines et programmes politiques tentent d’influencer leur façon de penser, de sentir et d’agir. Le point crucial est qu’il s’agit d’un choix entre deux options dont l’une, rappelons-le, exclut l’autre. Autrement dit, si les individus acceptent l’hégémonie d’une démocratie libérale, de fait, ils excluent la démocratie sociale et vice versa.
Ces deux conceptions opposées du paradigme démocratique qui influencent deux écoles de pensée, deux sensibilités militantes, et deux formes de gouvernements, sont au cœur des grands débats politiques en Amérique latine. C’est donc à l’intérieur de ces grands paramètres que les forces politiques régionales s’affrontent et cherchent à imposer l’hégémonie d’un paradigme sur l’autre. En Amérique latine, quelle a été l’issue de cette confrontation?
2. Crise démocratique : les limites de la démocratie procédurale en Amérique latine
Depuis un certain temps, la littérature sur les transitions démocratiques en Amérique latine est passée de l’optimisme au pessimisme. Boron observe que «In the late 1980s and early 1990s, [existait un] optimism ... triumphant» (1998, p. 41) vis-à-vis de ces processus. Les théoriciens (les transitologues), tout comme les acteurs politiques, croyaient qu’une démocratie, favorisée par les conditions internationales, serait le fondement de la cohésion et du développement social. C’est pourquoi, explique Weffort, «beaucoup de Latino-américains [étaient] portés à considérer la démocratie comme un moyen permettant d’organiser non seulement l’État, mais aussi la société elle-même» (1991, p. 9). L’optimisme était donc au rendez-vous.
Pourtant, cet optimisme est devenu pessimisme. Hadenius, dans son introduction à l’ouvrage collectif Democracy’s Victory and crisis, observe cette mutation dans les termes suivants : « in many countries, which have gone through political reform, democratic institutions are for the most part a surface phenomenon inasmuch as political life is still dominated by clientilistic structures and by rule by political bosses in conjunction with a notably low rate of political participation» (1997, p. 2). Dans son article Conflicting Assessments of Democratization : Exploring the Fault lines, Agüero affirme que la faiblesse démocratique dans la région est clairement exprimée par toute une littérature qui «reveals the frequent use of conditional terms to address the new democracies : fragile, hybrid regimes, unsettling, delegative, debilitating, illiberal, in crisis, in need of deepening and consolidation, inchoate, and many more» (Agüero, 1998, p. 2).
D’où vient donc ce pessimisme actuel, puisque les régimes politiques en place en Amérique latine sont tous reconnus, à l’exception notoire de Cuba, comme démocratiques du seul fait qu’ils sont issus d’élections libres, transparentes et périodiquement organisées? En d’autres termes, comment se fait-il qu’il existe, comme l’observe Hadenius, ce «notably low rate of political participation», alors que maintenant les gouvernements de la région respectent la liberté d’organisation, d’expression et d’autres libertés? Comment pouvons-nous expliquer tous ces doutes quant à la performance démocratique dans cette région?
Ce panorama inquiétant semble être le résultat du constat suivant : en Amérique latine, ceux qui ont promu les transitions démocratiques auraient justifié un modèle de démocratie qui, de fait, exclut les intérêts socio-économiques des secteurs populaires. La traduction concrète de ce fait serait que, dans le cadre des nouvelles dynamiques économiques, politiques et sociales, les Latino-américains n’auraient pas eu droit à un espace politique qui leur permettrait de formuler des stratégies de développement où leurs problèmes sociaux occuperaient une place centrale. Ils devaient donc limiter leurs prétentions démocratiques à une démocratie du possible qui passait, notamment, par l’abandon de toute idée de vouloir améliorer leurs conditions de vie matérielles. Pour favoriser l’implantation d’un système politique qui répond à ces exigences, les théoriciens de la démocratie dans la région ont conseillé une démocratie de contenu strictement procédurale.
C’est là-dessus que se produirait cette crise démocratique régionale. En effet, les secteurs populaires auraient du mal à accepter une démocratie qui, pour garantir son bon fonctionnement, fonderait sa réussite sur leur exclusion socio-économique du programme politique à implanter dans ce contexte des transitions démocratiques. En Amérique latine, une scission entre gouvernants et gouvernés semble ainsi s’être produite et aurait provoqué les faits suivants : «precarious representative institutions, weak citizen rights, and intolerable levels [les italiques viennent de nous] of poverty and exclusion» (Lechner, 1998, p. 21). Comment peut-on approfondir davantage l’analyse de cette scission entre gouvernants et gouvernés?
James Cohen (1994), dans son article La science poli-tique face aux transitions démocratiques en Amérique latine, explique (en analysant l’étude collective Transitions from Authoritarian Rule, ouvrage édité par Guillermo O’Donnell, Philippe C. Schmitter et Laurence Whitehead en 1986) que ce courant de pensée considère la démocratie uniquement dans sa dimension institutionnelle.
Autrement dit, explique Cohen, ces auteurs se sont privés, méthodologiquement, de la possibilité (de) s’interroger sur le contenu de la démocratie [...]. Ils se contentent de classer parmi les «démocraties» chaque régime qui passe de la dictature à un certain pluralisme consacré par des élections à intervalles réguliers et par le respect des libertés fondamentales [...]. Mais on s’interroge peu sur les conditions socio-économiques qui ont pour effet de priver des secteurs importants de la population - parfois la majorité - de toute participation démocratique réelle (Cohen, 1994, p. 266-267).
Les transitologues auraient donc privilégié un modèle de démocratie qui, de fait, exclut tout contenu socio-économique dans leurs réflexions et projections. Ainsi, une bonne partie des Latino-américains se voit privée d’une participation démocratique réelle. Francisco Weffort se situe presque dans la même ligne d’analyse quand il soutient, dans son article New democracies, which democracies? que la plupart des auteurs de ces processus (dans leur théorisation des transitions démocratiques) «accepted the minimal definition of democracy as if the «rules of the game» were empty forms, without any social content» (1992, p. 16).
Ce serait donc sous de telles directives que l’Amérique latine aurait été démocratisée. Ce choix démocratique semble avoir eu des répercussions majeures que Weffort théorise de la façon suivante. La démocratie peut exister au milieu de profondes inégalités sociales, mais elle ouvre la voie «for tensions, institutional distortions, instability, and recurrent violence». Voici sa conclusion: «Extreme inequality (or inequalisation) does not nullify the opportunity for political democracy, but it does make a difference. To the question of whether, under such conditions, the consolidation of political democracy is possible, my answer is no» (Idem, p. 22).
Nous pourrions tenter de synthétiser les appréhensions de cet auteur par la question suivante : en Amérique latine, au milieu de la pauvreté extrême, du chômage, de l’analphabétisme des grandes masses, et des frustrations sociales croissantes qui trouvent leurs sources dans l’histoire même du sous-continent, est-il possible de réorganiser les sociétés dans la voie de la stabilité et du progrès social avec une démocratie purement procédurale? La réponse a été donnée dix ans après que Weffort eut écrit ces lignes.
Dans un contexte où «la plus grande partie des gouvernements latino-américains sont issus d’élections reconnues globalement comme régulières» (Corten, 2001, p. 1), une crise démocratique semble profondément installée dans la région. Il y aura eu ainsi un succès démocratique, mais un échec lui aura immédiatement succédé comme son ombre. Partout dans la région, les différents gouvernements semblent dépassés par les événements : ils sont dans l’impossibilité de donner une véritable réponse aux différentes demandes des citoyens. La démocratie purement procédurale semble de la sorte avoir perdu sa force et ses attraits. Dans son marasme, elle n’est plus capable de contrôler les événements critiques qui ne cessent de s’accumuler. La théorie démocratique se trouverait dès lors dans une situation qu’un analyste politique de la région décrit ainsi :
Si la consolidation de la démocratie ne peut que combler nos vœux si elle prend vraiment figure de régime sans alternative imaginable pour les élites dirigeantes comme pour les masses latino-américaines, une question ne cesse de se poser y compris dans cette hypothèse. Les concepts de stabilisation ou de consolidation démocratique revêtent-ils en effet toute la portée que les spécialistes lui ont prêtée? Etant entendu que leur maladie pourrait être imperceptiblement lente, des démocraties qui se stabiliseraient ou se consolideraient en Amérique latine dans l’État assez formel qu’elles ont atteint il y a peu d’années ne seraient-elles pas vouées à la paralysie, voire déjà moribondes? (Hermet, 2001, pp. 1-2).
En Amérique latine, les régimes en place peuvent ainsi se proclamer tout bonnement comme des démocraties, puisqu’ils sont issus d’élections libres et transparentes3. Toutefois, ce type de démocratie ne semble pas avoir rempli les attentes ni même répondu aux défis de la région et serait entré dans un État de paralysie. Ces gouvernements seraient par conséquent percés par une faiblesse intérieure qui les rend inopérants et incapables de réveiller la reconnaissance et l’appui populaire nécessaires pour se légitimer et se rendre acceptables aux yeux des masses latino-américaines. «In this regard, observe Boron, the growing «legitimacy deficits» produced by the inability of the democratic regimes to improve the lot of the citizenry or produce good governments...» (Boron, 1998, p. 46), est au cœur des grandes inquiétudes politiques dans la région.
En Amérique latine, ces inquiétudes prennent des formes différentes et, dans leur développement, elles soumettent la région à un constant bouleversement. Un jour se produit un événement dans un pays ; un autre jour, c’est le tour d’un autre et ainsi de suite. Les systèmes économiques, politiques et sociaux régionaux sont ainsi constamment bouleversés et soumis par leurs propres populations à une instabilité incessante. Felipe Agüero (1998) analyse ces situations sous la notion de «fault lines». D’après Atilio Boron, un tel concept, «in a heuristic politico-seismological metaphor, suggests that we should ask how deep, long, and wide are the faults underlying the «really existing démocraties» of Latin America; how much pressure has accumulated underground; how severe are the disjunctures ; and what is likely to happen a big earthquake or minor tremors» (1998, p. 47).
Tout semble indiquer qu’il existe dans cette région une situation dans laquelle de grands tremblements se combineraient aux petits, montrant que l’instabilité des «really existing democracies» est, dans l’ensemble, presque permanente. Parfois, la «faille» est provoquée par la corruption des dirigeants et la société se mobilise alors pour les expulser du pouvoir, comme ce fut le cas pour Collor de Mello au Brésil. D’autres «failles» obligent les secteurs populaires à se mobiliser pour arrêter un programme socio-économique considéré contraire à leur intérêt. Le «caracazo» au Venezuela en 1989, qui s’est soldé par des centaines de morts, témoigne de cette situation. Andrés Pérez, président à l’époque, avait connu le même destin que Collor de Mello pour la même raison. Il faut donc remarquer ici qu’en Amérique latine, ce soulèvement populaire contre le pouvoir établi semble devenir une règle.
L’entrevue dans laquelle le journaliste du Monde International, Alain Abellard, (2002) interroge le directeur de l’institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL), Jean-Michel Blanquer, clarifie davantage la situation :
Au cours des trois dernières années, commente le journaliste, cinq présidents élus d’un pays latino-américain ont été renversés sous la pression de la rue (le Paraguayen Carlos Cubas, l’Equatorien Jamil Mahuad, le Péruvien Alberto Fujimori, l’Argentin Fernando de la Rua et le Vénézuélien Hugo Châvez). Y a-t-il une malédiction?
La première chose à dire, répond Blanquer, c’est que l’Amérique latine va mal, la situation économique est mauvaise. Tout cela forme un contexte général négatif. À l’exception du Chili et du Mexique qui paraissent comme des îles, le Brésil demeure le dernier pôle de stabilité de l’Amérique latine, et il n’est pas si solide que cela. Donc, même si la situation au Proche-Orient retient toute l’attention, je pense que la situation en Amérique latine est inquiétante.
Mais ce à quoi nous assistons aujourd’hui n’est pas la même chose que ce qui s’est passé au cours des années 1960 et 1970, marquées par les coups d’État militaires. Ce qui se produit n’est pas un retour en arrière, c’est une autre phase dans la faiblesse du pouvoir politique latino-américain. Ce qui est clairement posé, c’est le problème de la légitimité des gouvernants en Amérique latine.
Du commentaire de Blanquer, un fait important semble se dégager pour approfondir notre connaissance sur la crise démocratique dans la région : il existerait une différence fondamentale entre la légalité des régimes en place et leur légitimité. En remplissant les exigences institutionnelles de leur pays respectif, c’est-à-dire des processus électoraux périodiquement organisés et des élections libres et transparentes, ces régimes seront légaux. Cependant, à cause du faible taux de participation populaire, ils n’obtiennent pas de légitimité aux yeux des citoyens. Le manque de légitimité de ces régimes observé par Blanquer est peut-être dû à l’indifférence d’une bonne partie des citoyens vis-à-vis des processus électoraux.
Il faut noter que l’ouverture de l’espace électoral était bel et bien présenté par les partisans de ce type de démocratie comme étant le principal indicateur que la région passait de la dictature à la démocratie. Or, si la démocratie en Amérique latine allait se légitimer à travers des élections périodiquement organisées, le faible taux de participation citoyenne rend compte de l’échec systématique de ces processus démocratiques dans la région. Par le fait même, les institutions et les partis politiques en place perdent leur crédibilité puisque leur représentativité devient extrêmement faible.
C’est pourquoi, l’Amérique latine ne serait pas le lieu de la participation citoyenne et de l’enthousiasme populaire, mais se trouverait plutôt bloquée dans une impasse qui l’empêche de démarrer et de résoudre les problèmes aigus, lesquels s’accumulent dans une spirale sans fin. Afin de sortir de cette impasse, de nouvelles élections s’organisent, de nouveaux dirigeants accèdent au pouvoir, qui, les uns après les autres, échouent dramatiquement. L’Amérique latine serait en conséquence entrée dans une sorte de développement ré-gressif où les aspects négatifs s’accumulent de telle sorte qu’elle devient une zone où la crise prédominante serait structurelle. Le cas de l’Argentine est peut-être le plus saillant.
Certaines images récentes, écrit Weffort, sont trop fortes pour être oubliées. Voici comment un spécialiste argentin des sciences politiques, Guillermo O’Donnell, décrit un moment de la vie de son pays, pendant la dernière année du gouvernement Alfonsin : «Outre ses dimensions politiques, économiques, et sociales, la crise frappe l’État lui-même dans certains de ses aspects les plus fondamentaux. Pendant plusieurs jours, l’Argentine a été sans monnaie(...). À un État sans monnaie s’est ajouté un État sans pouvoir de coercition. Les polices provinciales ont été appelées pour empêcher les pillages. Certains de leurs membres ont donné libre cours à leurs penchants meurtriers, en tirant sur les pilleurs jusqu’à ce que mort s’ensuive; d’autres, tout aussi pauvres que les voleurs, ont regardé passivement leurs voisins rapporter de la nourriture chez eux. D’autres habitants de quartiers populaires, terrorisés à la pensée que leurs propres maisons pouvaient être pillées — chose qui s’est effectivement produite — se sont armés et ont constitué leur propre «police». Quant aux Forces armées, «elles ont fait savoir qu’elles n’obéiraient pas aux ordres d’intervention, à moins que le gouvernement n’accepte certaines conditions» ». O’Donnell parle, commente Weffort, au début du mois de juin 1989, d’un processus de violence qui a duré quelques semaines. Mais il sait parfaitement qu’il pourrait être en train de parler de toute une époque historique, et non pas seulement d’un pays mais de tout le continent4. En Amérique latine, se questionne Weffort, la démocratie serait-elle condamnée, pour notre malheur, à s’accompagner non pas de la modernité mais de la décadence (Weffort, 1991, p. 7-8)
Cette dernière constatation nous révèle clairement que l’Amérique latine, pendant les deux dernières décennies, a été soumise à une crise permanente de légitimité. Dans cette dynamique, les gouvernements perdent le contrôle des sociétés et s’enfoncent dans une sorte de chaos structurel.
D’où viendrait donc une pareille perte de consensus?
Les élections ne semblent pas avoir ouvert de véritables espaces de participation politique qui auraient permis l’identification et la poursuite d’objectifs communs entre gouvernants et gouvernés et la création de ce que Gramsci appelle un bloc historique dans lequel la classe au pouvoir n’est pas seulement dominante mais aussi génératrice d’une direction, d’un consensus chez les citoyens. En Amérique latine, c’est ce bloc historique qui semble scindé. Ici, les politiciens et leurs partis politiques auraient été incapables de créer une volonté nationale pour la poursuite de buts communs. Au contraire, l’Amérique latine, au cours de ses transitions démocratiques, se serait divisée entre «ceux d’en haut» et «ceux d’en bas». Deux mondes étrangers et déconnectés auraient alors vu le jour, tout comme jadis sous les dictatures militaires.
Ignacio Ramonet (1) et Susan Strange (1996) dénouent un fil qui nous permet de mieux comprendre cet État des choses. Selon le premier, les dynamiques économiques et politiques dominantes à l’échelle internationale des deux dernières décennies ont eu un impact négatif sur les pays en développement. Leur effet immédiat a été la destruction des collectifs et l’appropriation des sphères publiques et sociales par des intérêts privés étrangers qui arrivent à contrôler le destin de ces pays. Et, d’après l’analyse de Susan Strange ( 1996) dans son ouvrage The retreat of the state : the diffusion of power in the World Economy, l’État, dans plusieurs domaines clés, n’a plus le contrôle. On assiste ainsi à un déclin du pouvoir de l’État au profit du pouvoir du marché. Pour Susan Strange, la grande transformation qui s’est produite à travers toutes ces dynamiques est devenue une transformation structurelle, guidée par de nouvelles stratégies de pouvoir qui sont conçues et appliquées par ceux qui contrôlent les finances et la production à l’échelle mondiale, c’est-à-dire par les grandes firmes transnationales.
Selon Ramonet (1), ces changements provoquent fréquemment une rupture dans la chaîne des solidarités à l’intérieur d’un pays ou des pays déterminés. Cet effritement de la solidarité n’est que l’expression d’une dégringolade des structures économiques et sociales de l’État. Dès lors, ce dernier souffrirait d’un processus d’effondrement et, à sa place, se développeraient des zones où le droit n’existe même plus. L’État devient une sorte d'entité chaotique ingouvernable qui s’enfonce de plus en plus dans une espèce de barbarie où les mafias imposent leur loi. De nouveaux dangers apparaissent comme le crime organisé, la délinquance explosive, l’insécurité généralisée, la corruption massive, etc.5
Ainsi, l’État ne serait plus le lieu de la souveraineté mais serait lui-même soumis à des processus qui le dépassent jusqu’à l’affaiblir dans ses propres fondements. Si l’État n’a plus le rôle fondamental qu’il avait auparavant, ceci signifie qu’il se trouve sous le contrôle de forces qui détermineraient le rythme, la portée et la profondeur des processus démocratiques régionaux. Pour Petras, ces forces, c’est-à-dire celles qui ont le pouvoir réel, auraient permis les transitions démocratiques après s’être assurées que «during the transition formai alternation was codified [et] substantive alternation was de facto eliminated» (Petras, 1998, p. 1). «This observation either leads to the drastic conclusion, explique Whitehead, that the region’s new democratic leaders are totally insulated from the social aspirations of their constituents6...» (1998, p. 4).
En conséquence, il ne nous apparaît pas infondé de conclure cette partie de notre travail en soutenant que les élites économiques et politiques de la région auraient accepté la démocratie seulement lorsque celle-ci était vidée de tout contenu socio-économique. Ce choix, dans le contexte latino-américain, signifierait une démocratie sans aucun impact réel sur les conditions de vie d’une immense majorité des citoyens. En Amérique latine, une bonne partie des masses populaires auraient ainsi été exclues d’une participation démocratique réelle. Il est de ce fait compréhensible qu’elles tentent de trouver une issue à cette situation défavorable à travers l'action directe, qui, dans ce contexte, acquerrait sa véritable dimension et expliquerait pourquoi elle est devenue l’outil politique par excellence pour cette partie de la population.
C’est à travers elle que cette population revendiquerait son droit à une participation réelle et sa part entière dans la société, provoquant ainsi la lutte permanente qui menaçe de faire éclater le sous-continent entier. Dans ces conflits, les deux grands principes de la démocratie, liberté et égalité, se seraient traduits en chair et en os et inspireraient les actions et les programmes politiques des opposants. D’un côté, les tenants d’une démocratie procédurale qui réduirait la démocratie aux droits politiques. De l’autre, les partisans d’une démocratie substantielle pour qui la démocratie devrait également avoir une extension aux droits socio-économiques des citoyens. La liberté et l’égalité s’affrontent ainsi dans une lutte aiguë. Actuellement, il semble que ni l’un ni l’autre de ces paradigmes n’ait réussi à s’imposer : de là, la crise qui prolonge l’incertitude, c’est-à-dire le chaos. Comment l’Amérique latine en est-elle arrivée à une telle situation?
3. Démocratie procédurale et État minimal
Pour Guy Hermet (1993), la démocratie procédurale est un dispositif de protection et une forme de gouvernement minimal. D’un côté, ce type de démocratie garantit les droits de chacun, lesquels sont protégés par des règles et des procédures de nature juridique qui interdisent toute action abusive de la part de l’État, y compris un État démocratique. De l’autre côté, la démocratie procédurale cantonne cet État dans une fonction en quelque sorte subsidiaire, en lui interdisant toute intervention novatrice qui outrepasserait les pouvoirs que les électeurs lui ont explicitement consentis. Issue de la révolution américaine, cette conception vise à concilier les deux principes assez antinomiques de la volonté majoritaire et de la liberté de chaque personne, au prix d’une série d’arrangements constitutionnels qui multiplient les contrepoids à l’expression trop brutale de la souveraineté populaire (Contrepoids que les Anglo-Saxons appellent Checks and Balances).
Pour ce qui est du rôle de l’État, Hermet développe un discours ambivalent. D’un côté, il estime qu’il y a une intervention positive de l’État qui garantit la protection des droits et des libertés de la personne : c’est l’État minimal. De l’autre côté, il considère qu’il existe une intervention négative (abusive) de la part de ce même État : c’est l’État démocratique. Dans le discours d’Hermet, les deux pôles du paradigme démocratique, celui de la liberté et celui de l’égalité, s’attirent et se nient dans un seul mouvement : État minimaliste versus État maximaliste. Dans cette rivalité, le premier acquiert les vertus du souhaitable et le deuxième, au contraire, est soumis à une critique. Dans une perspective plus élargie, comment de telles échelles de valeurs se sont-elles élaborées et justifiées?
4. Néo-libéralisme, liberté individuelle et État minimal
Quelques repères historiques
Selon Bobbio (1998), la conception d’un individu libre, autonome et capable de se donner lui-même sa propre législation est le produit de toute une évolution qui a son point de départ en Hobbes et qui va jusqu’à Hegel. La Révolution française et sa déclaration des droits de l’homme sont les moments culminants de cette trajectoire historique. Pour Mario Tello (1998), c’est Locke qui a inspiré les principes de ce processus. C’est ce qu’il remarque lorsqu’il commente l’article de Norberto Bobbio, La Révolution Française et les Droits de l'homme. D’après Tello,
la Déclaration de 1789, qui [forme] son noyau doctrinal, [reprend] en effet à [son] compte les concepts de l’école du droit naturel [état de nature et contrat social] dans l’acception que [lui] a donnée Locke plutôt que dans le sens que Hobbes ou Rousseau leur ont imprimé : le but de l’association des hommes en société civile est de conserver et protéger les droits naturels (la liberté, la sécurité, la propriété et la résistance à l’oppresseur) (Tello, 1998, p. 23).
La Révolution française et la déclaration des droits de l’homme inspirées de la pensée de Locke inaugurent le triomphe de l’individu et de la société civile. Historiquement, d’après Bowles, Samuel et Gintis, Herbert (1988), cette conception se présente comme une critique à l’oppression de l’individu qui, de cette perspective, est considéré comme le souverain. Pour Marcel Gauchet, par exemple, le noyau de la déclaration de 1789 «serait la mise en place d’une notion absolue de la souveraineté nationale, inversion mimétique de la souveraineté monarchique à laquelle elle s’oppose cependant pour légitimer la représentation du peuple. À la volonté «une et indivisible» du monarque absolu, les constituants doivent faire correspondre une «volonté générale» également une et indivisible, également dépositaire de toute autorité, mais fondée en dernière analyse sur les seuls individus qui forment la nation» (Balibar, 1992, p. 127). Le pouvoir d’État fondé par la Révolution française et la déclaration des droits de l’homme ne s’adressent donc pas à la collectivité mais à des individus.
Locke inspire donc une pensée démocratique qui est à l’opposé d’un autre grand courant qui est représenté par Rousseau. Ce dernier est analysé par Hans Kelsen ( 1988) dans les termes suivants : «Rousseau, qui est peut-être le théoricien le plus considérable de la démocratie, pose le problème de l’État idéal - et c’est pour lui le problème de la démocratie - en ces termes : «Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant» » (p. 19). Pour Rousseau, la vitalité de l’association réside dans la force commune, laquelle est la garantie de la liberté. Chez Rousseau, c’est donc l’idée de la politique qui prédomine à l’instar de Locke pour qui c’est celle de la société civile.
D’après Hermet, c’est Locke qui a inventé le concept moderne du gouvernement représentatif qui limite la citoyenneté aux possédants. Locke développe ainsi une théorie sur la démocratie de type oligarchique dans une ligne quelque peu athénienne. Son modèle de démocratie dessinait de la sorte, pour l’avenir, le profil définitif d’un «bon gouvernement» où les individus chercheraient à maximiser leurs intérêts dans un État réduit à sa plus simple expression (Hermet, 1993, p. 54).
À l’opposé de cette conception se trouve Rousseau qui rêve dans son Contrat social «d’une démocratie directe qui serait tout autre chose que le gouvernement représentatif des riches à la manière de Locke» (Idem, p. 55). Rousseau proclame le principe de la souveraineté populaire où le pouvoir appartient au peuple et, au contraire de la démocratie représentative de Locke, il propose une démocratie ouverte à tous.
Pour Rousseau, d’après Hermet, la démocratie n’est pas un simple mécanisme de gouvernement, mais plutôt une valeur, une fin. «Il s’agit bien pour lui de créer l’homme nouveau uniquement préoccupé du bien commun par le canal de cette démocratie d’éducation. Il n’y a pas de place dans son univers pour les «volontés particulières» contraires à la volonté générale» (Idem).
Dès lors, les deux principes de la démocratie donnent lieu à des propositions concrètes de gouvernement dont l’une et l’autre s’excluent réciproquement. Dans la perspective de Locke, l’État doit se réduire à sa plus simple expression afin de permettre aux individus de maximiser leurs intérêts. L’État est ici oligarchique et représentatif, sans aucune visée historique. Dans la perspective de Rousseau, au contraire, l’État est le lieu de la souveraineté populaire qui se réalise à travers une démocratie directe. Dans cette perspective, il s’agit de créer l’homme nouveau. Avec la première approche, c’est l’idée de liberté qui prédomine, avec l’autre, l’idée d’égalité. «Depuis lors, d’après Hermet, rien de décisif n’est venu modifier les deux concepts opposés de Locke et de Rousseau» (Idem, p. 55).
Sur la pensée néo-libérale
Ces thèmes se trouvent au cœur de la pensée néo-li-bérale, et parmi ces deux grandes écoles de pensée, elle fait un choix qui la situe dans cette grande tradition qui pose la liberté au centre de sa réflexion. Pour comprendre ce qu’est le néo-libéralisme, il faudrait auparavant savoir qu’il s’agit d’abord d’une critique et ensuite d’une proposition opérationnelle. La première pose au centre de sa réflexion la liberté de l’individu et la deuxième, comme corollaire, se traduit en une proposition de caractère politique, l’État minimal. Le néo-libéralisme est ainsi une théorie et une pratique.
Pour Maurice Lagueux, le néo-libéralisme est la critique d’une conception libérale qui met la raison7 au centre de sa réflexion. Selon Lagueux, pour Hayek [qui est le théoricien le plus influent de la tendance néo-libérale] la raison n’est pas autre chose qu’une tentative de trouver «les traits essentiels d’un régime démocratique qui pourrait permettre un exercice harmonieux des libertés individuelles» (2000, p. 5). Hayek s’oppose à cette prétention de la raison et, à sa place, il conseille un libéralisme exempt de tout contrôle et ceux qui le proposeraient «ne seraient pas... [nécessairement] des socialistes, mais, [à ses yeux], ils se méprendraient gravement sur les sources effectives d’un véritable régime libéral». Selon lui, c’est ici que se séparent les «vrais» des «faux» libéraux (Idem).
Cette frontière prépare les conditions pour parvenir au «vrai» libéralisme qui, pour Hayek, ne peut être accompli sans qu’on laisse toute la place aux «mécanismes purement spontanés, dont le marché constitue naturellement le prototype» (Lagueux, 2000, p. 5-6). Le marché et ses mécanismes libérés se dévoilent comme l’alternative à toute forme de contrôle et, également, ce sont eux qui forgeront «les bases de l’individualisme sans compromis que suppose le «vrai» libéralisme» (Idem).
Pour Perry Anderson, le néo-libéralisme qui «naît après la Seconde Guerre en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord traduit une réaction théorique et politique véhémente contre l’interventionnisme étatique et l’État social (Welfare State)» (1996, p. 1). Pour cet auteur, la charte fondatrice de cette approche se trouve dans l’ouvrage de Friedrich August von Hayek The Road to Serfdom publié en 1944. Cette œuvre est, d’après Anderson, une «attaque passionnée contre toute limitation par l’État du libre fonctionnement des mécanismes du marché» (Idem). Hayek voit dans
la soumission de l’homme aux forces impersonnelles du marché qui, dans le passé, a rendu possible le développement d’une civilisation qui sans cela n’aurait pu se développer; c’est par cette soumission que nous participons quotidiennement à construire quelque chose de plus grand que ce que nous tous pouvons comprendre pleinement (Hayek, cité par Udry, 1996).
Ce théoricien dévoile ainsi d’une manière énigmatique ce qui, à ses yeux, est à la base du progrès et de la civilisation : le marché. Et pour continuer vers de nouveaux états dévolution, il demande la complète soumission de l’homme à ses forces impersonnelles. C’est pourquoi il se propose «d’une part, de combattre le keynésianisme et les mesures de solidarité sociale qui prévalent après la Seconde Guerre mondiale et d’autre part, de préparer pour l’avenir les fondements théoriques d’un autre type de capitalisme, dur et libéré de toute règle» (Anderson, 1996, p. 2).
La prémisse théorique pour atteindre cet objectif est, selon Ramonet (1992), que «l’économique l’emporte sur le politique». Son impact immédiat est, d’après Lechner, la décentralisation de l’État qui devient une stratégie délibérée de ce paradigme (1998, p. 29). Pour Pierre Bourdieu (1998), cette décentralisation n’est qu’une «destruction méthodique des collectifs». De la même façon pour les néo-libéraux, d’après Hibou, le marché est une sorte de prémisse hautement normative dont les principes fondateurs sont : «le libre-échangisme, l’idéologie de l’État minimum et l’absence de considérations politiques et sociales au cœur de l’analyse économique» (1998, p. 104). Cette exclusivité du marché pour penser la totalité des phénomènes sociaux est développée par Ignacio Ramonet (1992) sous la notion de «La pensée unique». C’est à travers ces considérations théoriques et pratiques que les pays en développement allaient être transformés en profondeur.
À la suite, et d’un même trait, nous tentons d’analyser comment ce but a été atteint et quelles en ont été les conséquences. Nous abordons premièrement un contexte un peu général, pour examiner dans un second temps l’impact concret de cette approche en Amérique latine.
5. La transformation de l’État pour les pays en développement : marché et État minimal
Bref historique de Vajustement structurel
Les années soixante-dix marquent une nouvelle étape dans les rapports Nord-Sud. À cette époque, trois grands événements vont profondément marquer le contexte économique mondial : 1) le premier choc pétrolier de 1973, 2) le second de 1979-80 et 3) les impacts majeurs de ces incidents sur la crise de la dette qui s’amplifie en 1982 (Mosley et al., 1991, p.5). Il s’agit alors d’une période économique marquée par d’importants changements : détérioration du système monétaire international, recul de la croissance, déséquilibre de la balance des paiements, déséquilibres alimentaires et variations brusques des cours des produits de base. C’est dans ce contexte de crise qu’aura lieu l’intervention massive des organismes financiers multilatéraux, notamment le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale (BM). Ces deux institutions sont à la fois organismes de prêt et garantes du système mondial (Bélanger, 1992).
Le FMI et la BM interviendront ponctuellement pour traiter les déséquilibres conjoncturels. Ces interventions iront jusqu’à stimuler des réformes en profondeur afin de favoriser les changements des structures des États nationaux du Tiers Monde. Pour mettre en place ces modifications, l’outil majeur a été la conditionnalité des prêts. À travers celle-ci, les pays en développement, bénéficiaires des octrois, devaient effectuer des réformes en appliquant les programmes d’ajustement structurel (PAS). Le but essentiel de ces derniers était d’assurer la réorganisation économique et politique de ces pays afin de les rendre davantage flexibles et efficaces.
La Banque Mondiale note que deux types de réponse connus sous le vocable ajustement ont été apportés : la stabilisation (réduction des dépenses pour ajuster de façon méthodique la demande domestique au niveau réduit des ressources extérieures) et l’ajustement structurel (changements dans les prix relatifs et les institutions pour rendre l’économie plus efficiente, plus flexible et davantage en mesure d’utiliser les ressources en vue d’une croissance à long terme soutenable). Pour s’assurer que les fonds seraient effectivement utilisés, la Banque Mondiale et le FMI ont lié des conditionnalités aux prêts à l’ajustement structurel. Enfin pour le FMI, il ne s’agit plus seulement d’ajuster les balances de paiements les unes aux autres mais «d’ajuster les pays eux-mêmes, leurs politiques et leurs structures sociales à un contexte mondial que, par définition, ils ne contrôlent pas». L’ajustement est devenu aussi «national». Cette optique à long terme a fait ressortir que l’élément crucial était la capacité de production, clé du progrès économique (Bélanger, 1992 p. 7).
Les pays du Tiers Monde ont ainsi vu, aux cours des deux dernières décennies, augmenter la présence (et la pression) des organismes financiers multilatéraux qui, par leurs interventions ciblées, allaient restructurer de fond en comble leur système économique, politique et social. À cette fin, selon Mosley et al., «The recommended remedy was the retreat of the state from economic life and the opening up of economic activity-especially in agriculture to the free play of market forces [...] The Banks research department represented the extreme version of neo-liberal commitment. For different reasons, dissent there was little tolerated» (1991, p. 24). Comment cette version extreme du libéralisme allait-elle être justifiée et encouragée?
Selon la Banque Mondiale,
les pays en transition ont dû au prix d’un changement de cap déchirant, s’orienter vers l’économie de marché, tandis qu’une grande partie du monde en développement a dû se rendre à l’évidence que les stratégies de développement par FEtat se soldaient par un échec. Face à l’échec des interventions de FEtat, même les pays industriels à économie mixte ont opté résolument pour les mécanismes de marché. Nombreux sont ceux qui en ont conclu qu’un État «minimum» est la solution logique au problème (1997, Avant-propos).
C’est pourquoi, «In the management of public enterprises, the Bank assisted borrowers rationalize the size of the public enterprise sector; privatize, restructure, or liquidate public companies, as appropriate...» (The World Bank, 1992, p. 12). Par ce biais, l’État était minutieusement affaibli et le marché fortifié. Ce triomphe du marché et le retrait de l’État dans le contexte des pays en développement est ainsi analysé par Thomas J. Biersteker :
In nearly every developing country in the world today, short-term stabilization measures, structural adjustment programs, liberalization efforts, and economic reforms are being considered, attempted, or adopted. Althougt there is tremendous variation in the details of programs being initiated, nearly all entail a reduced role for the state in the economy (especialy in the area of expenditures and ownership of productive enterprises) and greater reliance on market mechanism (especially in the areas of exchange rate adjusment, trade liberalization, and the use of subsidies). These tendencies are a far cry from the extensive state interventionism, economic nationalism, and state socialist experimentation found in much of the developing world during the 1960s and 1970s (Biersteker, 1990, p. 477).
C’est ainsi que serait réalisé le démantèlement (ou décentralisation) de l’État qui était, comme Lechner l’observe plus haut, une stratégie délibérée du paradigme néo-libéral. Cette destruction méthodique des collectifs, pour utiliser le terme de Bourdieu, avait une seule cible : mettre un terme à l’État d’inspiration keynésienne (ou État social) qui prévalait dans les pays du Tiers Monde pendant les années I960 et 1970.
Instrumental in this surrendering of sovereignty, observe Boron, was the revealing discourse associated with the «new economic thinking» actively promoted by the Bretton Woods institutions and echoed by «mainstream» economists all around the world. According to this discourse, everything public or governmental is «inefficient,» corrupt, and wasteful, while private initiative is held up as the neat sphere of efficiency, honesty, quality, and rationality (Boron, 1998, p. 56).
Pour les pays du Tiers Monde, cette constatation s’impose : sous la pression des organismes multilatéraux, notamment le FMI et la BM, l’État a été fortement affaibli et soumis à une forte critique qui, de fait, faisait presque de lui la source de tous les maux sociaux. En revanche, le marché était assimilé à l’idée de perfection, d’efficacité et de rationalité. Ake analyse ces bouleversements dans les termes suivants :
Already, liberal theory privileged the market over the state, studiedly prohibiting the state from being an entrepreneur to avoid giving it any financial independence and positing that the less the state is present and active the better. But now the status of the market is higher still, something close to a global theology. The market looms so large it effectively subsumes society as well. Market society is no longer simply a metaphor, or an analytic concept. It is a living reality (Ake, 1997, p. 287).
Le FMI et la BM ont donc appliqué, presque de manière stricte, les principes du néo-libéralisme tels qu’ils ont été exprimés par Hayek. De cette manière les mécanismes du marché sont au-dessus de tout contrôle et agissent en toute liberté. La conséquence immédiate de ce fait est que l’économique l’emporte sur le politique. Cela signifie qu’à l’intérieur des nouvelles dynamiques du pouvoir mondial, c’est le marché qui lui dicte les paramètres de son propre fonctionnement. Le marché décide ainsi de ce qui est possible ou non, avec l’éventuelle menace de sanctionner lourdement les forces politiques qui ne se soumettent pas à ses exigences8. L’État minimal s’impose de la sorte à l’État maximal. L’État national maximaliste se transforme en profondeur pour mieux s’adapter aux nouvelles exigences de ce que les néolibéraux appellent la mondialisation inévitable.
En conséquence, les politiciens, avant de prendre la moindre décision, doivent plutôt tourner leur regard vers le grand capital international pour mesurer si leurs intentions politiques s’inscrivent dans la ligne du possible. Les intérêts du marché sont devenus leur véritable guide aux dépens de l’intérêt des populations que ces mêmes politiciens devraient idéalement représenter dans cette démocratie. Sous le poids de ces pressions et dans le cadre du Tiers Monde, ces politiciens semblent ainsi déconnectés de toute réalité concrète et donnent l’impression d’être davantage au service des pays riches qu’au service de leurs pays respectifs. À travers leur contrôle des organismes financiers internationaux, les pays centraux, particulièrement les États-Unis, imposent de fait des mesures concrètes à prendre par les États nationaux. Sur l’autel du marché mondial, ces derniers sont sacrifiés afin de mieux les adapter, diront les idéologues du FMI et de la BM, aux bouleversements mondiaux.
En fait, il faut le dire, les élites politiques de ces pays ne semblent même pas préoccupées par l’État de l’État-nation puisqu’elles le considèrent, en concordance de vue avec le FMI et la BM, comme la source de tous les maux sociaux. C’est cette conception commune qui concrétiserait un programme politique bien déterminé : abattre l’État développementaliste au profit du marché mondial. Sans cette complicité, le triomphe sans partage du néo-libéralisme dans le contexte des pays du Tiers Monde aurait-il été possible?
Dans l’optique de notre analyse, il faudra remarquer que ces dynamiques semblent avoir été implantées simultanément, c’est-à-dire qu’au fur et à mesure que l’État se détruisait, le marché se fortifiait. En ce qui concerne l’Amérique latine, comment peut-on approfondir davantage ces dynamiques ainsi que leurs effets?
6. État minimal et démocratie en Amérique latine : libéralisation économique et libéralisation politique
D’après les mots de René Degni-Segui, professeur en droit et ancien rapporteur spécial des Nations Unies pour le Rwanda,
«l’enjeu fondamental de cette fin de siècle», c’est incontestablement le modèle d’organisation politique libéral qui s’impose au monde. Cette dimension politique de la mondialisation est d’autant plus importante qu’elle détermine l’ensemble des règles du jeu démocratique [...] De cette perspective, les années 1990 auront été marquées dans le monde entier par une véritable explosion constitutionnelle et démocratique. Amorcée dès la fin des années 1980 en Amérique latine par la fin des régimes militaires au Brésil, en Argentine et au Chili, l’élan démocratique prendra un essor, que l’on estime désormais irréversible, après la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989.
Les mots-clé de la nouvelle dynamique politique en Amérique latine semblent être ceux de Degni-Segui, l’«élan démocratique». Ces mots donnent l’impression que cette région du monde avait enfin trouvé le chemin pour arriver à une nouvelle forme de faire la politique où gouvernants et gouvernés allaient, tous ensemble, se concilier pour faire régner la paix, la solidarité sociale et le progrès, surtout, après la longue nuit des dictatures militaires. Toutefois, ce panorama idéal ne semble pas avoir été au rendez-vous.
Pour René Otayek, cet essor démocratique a suscité un grand intérêt et donné lieu à une abondante littérature. Ces processus s’inscriraient dans une mouvance que S. Huntington a appelée la «troisième vague» de démocratisation qui marque le «triomphe de la «démocratie de marché» fondée sur l’articulation entre libéralisation économique et libéralisation politique...» (1997, p. 798).
L’événement déclencheur des grands processus démocratiques de la «troisième vague» a donc été le triomphe d’une «démocratie de marché», lequel s’articule en deux volets : la libéralisation économique et la libéralisation politique. Une situation critique serait apparue lorsque l’entité politique dépositaire de l’idéal démocratique et représentante de la souveraineté populaire a perdu de plus en plus son pouvoir, et s’est incorporée dans un espace transnational où elle n’a plus le contrôle9. Une polarisation aurait ainsi vu le jour : d’un côté, une démocratie sans pouvoir et de l’autre, un marché très puissant10 et inaccessible à la première. Comment se concrétise cette polarisation en Amérique latine?
Critique de l’État interventionniste et crise démocratique en Amérique latine
Pour la région, les processus simultanés de libéralisation économique et de libéralisation politique ont eu un impact bien déterminé que Felipe Agüero (1998) analyse ainsi :
Démocratisation imported noteworthy changes [...]. These changes have been accompanied [however] by equally momentous transformations in the economies and the international relations of Latin America [...] Economic reforms have enhanced the role of the market via deregulation, privatization, and trade liberalisation. Case by case, at varying rhythms, these reforms have been sealing the fate of the de-velopmentalist state that prevailed in the past... (1998, p. 1).
Pour Jennifer McCoy et Williams C. Smith, qui citent Garreton y Espinosa, et Cavarozzi, des pays très divers, comme l’Argentine, le Brésil, le Chili, le Mexique et l’Uruguay (en dépit de leurs différences de vision sur l’économie mondiale, les structures productives, les systèmes de stratification des classes, les acteurs de la société civile et des régimes politiques) partageaient en fait des traits essentiellement similaires de la classique «matriz Estado-céntrico» (MEC) des relations politiques, sociales et économiques. Les traits économiques principaux de ce modèle dirigé par l’État incluaient une stratégie autarcique d’accumulation de capital, fondée sur une industrialisation par substitution d’importations (ISI) dans une économie semi-fermée. Ceci signifie que le secteur public joue le rôle d’une grande entreprise, et que l’État assume une régulation générale des marchés par des subsides pour la consommation de la classe moyenne urbaine et la classe ouvrière et par un régime d’inflation modéré. À ce système étatique, on ajoutait les contrôles politiques et culturels et on donnait une grande importance au clientélisme, aux canaux corporatistes, ainsi qu’aux relations directes entre les élites nationales et les masses populaires (1995, p. 20).
Dans ces pays, selon Williams Glade, l’État dévelop-pementaliste était le foyer de la souveraineté et la base du développement (2000, p. 44). D’après Gorán Hyden, «The role of the state during that period was perceived to be expansive and interventionist Keynesian economics reigned in the minds of politicians and experts alike» (1997, p. 248). Les directives macro-économiques étaient légitimées par des politiques de redistribution de la richesse. Quant aux secteurs menacés par les bouleversements économiques, de telles interventions de l’État permettaient plus ou moins leur intégration dans l’espace national. Sous les contraintes de l’État développementaliste, le marché était donc régulé et les élites politiques étaient en contact, grâce à des canaux différents, avec les intérêts socio-économiques des masses populaires11.
En Amérique latine, l’État développementaliste avait donc un rôle essentiel. Autour de lui s’articulaient divers projets qui permettaient la formation embryonnaire d’un État national où gouvernants et gouvernés participaient, à l’intérieur de certaines limites, à la construction d’un modèle de développement intérieur. La cohésion et l’intégration sociale faisaient partie de l’agenda politique régional : objectifs qui passaient avant tout par des politiques interventionnistes et par la redistribution des richesses. L’État développementaliste avait donc un rôle très actif, central, et articulait différents projets et objectifs. Pour Manuel Antonio Garreton, les raisons de son démantèlement n’auraient été dictées que par «an ideological oversimplification which claims that the crisis can be resolved by reducing or eliminating the State from social life...» (1992, p. 22).
Dans un contexte guidé par le paradigme néo-libéral, les mots extrême simplification idéologique ne peuvent pas être pris à la légère : il faut plutôt tenter de les saisir dans leur signification réelle, c’est-à-dire comme un agenda politique qui allait transformer en profondeur les structures existantes. Rappelons que pour les défenseurs de ce paradigme, la clé du succès se trouve dans le marché et dans la recherche accrue du profit. Cela signifie que les aspects non économiques du développement tels que la paix, la cohésion, et l’intégration sociale ne comptent pas autant qu’auparavant. En fait, concrètement, ces thèmes seraient rayés du nouvel agenda des élites au pouvoir, car la solution des problèmes sociaux releverait plutôt du domaine de l’économie et non du domaine politique.
Dans cette perspective, l’expression extrême simplification idéologique signifierait donc que les partisans du nouveau paradigme auraient proposé la formule suivante : moins d’État, plus de marché. Pour Felipe Agüero, ce retrait de l’État est au centre de grands débats politiques. Il serait à l’origine d’un courant de pensée qui voit dans ces pratiques néo-libérales la cause des déficits démocratiques dans la région. Selon Agüero, des auteurs comme Smith, Acuña, Gamarra, Chalmers et al. montrent très bien cette tendance. Ils affirment en effet que les «market reforms resulting in a speedy weakening of the state have troubled the advancement of democracy by exacerbating the problems of poverty and inequality, by limiting public action and regulation in several other important areas, and by denying civil society dialogue with necessary counterparts in the state» (1998, p. 2).
En Amérique latine, cette restructuration du rôle de l’État a consisté à rapetisser son extension et sa participation, notamment vis-à-vis de son aspect social. Dans le contexte régional, ce désengagement de l’État ne signifie pas pour autant la naissance d’une entité politique «neutre» située au-dessus des groupes sociaux pour mieux arbitrer leurs conflits. Au contraire, lorsque F État abandonnait ses engagements sociaux envers les citoyens, c’était pour mieux servir les intérêts du marché, c’est-à-dire de l’entreprise privée. Par les propos suivants, Lechner dévoile très bien de telles dynamiques ainsi que leurs répercussions en Amérique latine :
The capitalist market economy is not something new in Latin America, but the social impact the market is having is new [...] In the United States and Europe, this process matured over centuries, during which those societies counteracted and cushioned the destructive impacts of market. In Latin America, the market is being imposed in a rapid and brutal manner that is disarticulating a good part of the existing social relations and leaving broad sectors defenceless [...]. In much of the region, the state is being reformed as a function of economic liberalization. Markets are freed of political controls, and, conversely, political intervention is regulated by means of macroeconomic variables. By focusing primarily on the relationship between the state and market, the relationship between the state and society falls from view. An overvaluation of the economic responsibilities of the state, however, results in a severe disregard for other dimensions of state activity (1998, p. 24-25).
En Amérique latine, la libéralisation politique et la libéralisation économique appliquées simultanément ont donc abouti à deux résultats concrets : l’imposition expéditive et brutale du marché12 et le retrait de l’État. En peu de temps, de grands bouleversements économiques, politiques et sociaux se seraient ainsi produits et une bonne partie des Latino-américains aurait été soumis à une situation de vulnérabilité encore plus profonde. Conséquemment la région ne serait donc plus celle où l’intégration et le progrès social se trouveraient au centre de l’agenda politique mais plutôt le lieu où la ségrégation économique et sociale aurait été son trait particulier13.
Dans le sous-continent, la forme et le contenu de l’État ont tout à fait changé. La région est passée, au cours des deux dernières décennies, d’une structure économique, politique et sociale fondée sur l’État développementaliste d’inspiration keynésienne à une autre, fondée cette fois-ci sur un néo-libé-ralisme où l’État, naturellement, doit devenir un État minimal. Nous sommes en face de choix politiques qui s’inspirent nécessairement de deux écoles de pensée qui s’affrontent à ce niveau. Dans cet antagonisme, allaient s’opposer la suprématie de l’État, comme puissance régulatrice et garante d’une stratégie globale d’organisation et de développement économique et social, et ces nouvelles stratégies de pouvoir qui ciblaient un seul objectif : en finir avec l’interventionnisme de l’État.
Une démocratie qui avait comme aspiration de créer une égalité économique et sociale des citoyens a cédé la place à une autre dont l’idéal est une égalité strictement juridico-politique. Nous n’affirmons pas que le triomphe de cette dernière, dans le contexte du paradigme néo-libéral, est contraire à la dignité humaine, mais simplement qu’il est un fait politique et, pour autant, devient ainsi scientifiquement analysable. Pour sa compréhension, nous situons cette victoire à l’intérieur d’une lutte d’hégémonie où l’État développementaliste d’inspiration keynésienne, qui existait en Amérique latine a été battu par de nouvelles forces économiques et politiques, pour qui, la liberté prime sur l’égalité.
Cependant, tout semble indiquer qu’une bonne partie des Latino-américains ne paraissent pas s’accommoder de ce type de démocratie et, d’une manière ou d’une autre, à travers l'action directe, ils sont en train de chercher de nouvelles formes démocratiques qui garantissent non seulement leur participation formelle, mais aussi l’implantation d’une démocratie qui va surtout répondre à leurs besoins. Dans cette dynamique, les actuels dirigeants du processus démocratique sont peut-être allés trop loin avec leurs initiatives et leurs propositions. En effet, l’Amérique latine est, selon nous, toujours dans la phase de nationalisation de l’État, ce qui signifie qu’une grande majorité des Latino-américains, de par le niveau très élevé de chômage, d’analphabétisme et de pauvreté, n’a pas encore été intégrée dans l’espace national de la région. Ces dirigeants, avec leurs propositions démocratiques inspirées du paradigme néo-libéral, semblent avoir été déconnectés de toute réalité. Ils sont allés jusqu’à vouloir faire des Latino-américains de simples témoins des transitions démocratiques, comme nous tenterons de le démontrer ci-après.
7. Pacte politique : État mixte et crise de la démocratie en Amérique latine
Démocratie procédurale : l’incertitude
Depuis deux décennies, «La démocratie et la démocratisation sont (re)devenues l’un des principaux objets de la recherche en science politique» (Santiso, 1997, p. 972) en Amérique latine. Néanmoins, les méthodes et les approches utilisées pour faire l’analyse de ces processus sont restées traditionnelles et, évidemment, elles sont considérées comme dépassées.
Georgina Sánchez explique que les modèles utilisés reposaient sur deux critères traditionnels : la transition et la consolidation démocratique n’auraient été que des «préconditions» - analyses a priori - ou bien des «causes envisagées a posteriori» (1993, p. 15). Parmi les analyses a priori deux approches ont été avancées : celle qui accordait la priorité à la culture dont seules les sociétés partageant certaines valeurs et traditions pouvaient atteindre la démocratie et l’autre, plus nouvelle, qui voyait le développement économique et social comme condition préalable à l’émergence de la démocratie. Toujours est-il que, en Amérique latine, cette dernière «a eu lieu dans des cultures soi-disant traditionnellement autoritaires, telles que l’Argentine, et le sous-développement des pays andins n’a pas empêché l’évolution des processus de démocratisation. Plus que les issues possibles, ces paradigmes mettent en relief les contraintes structurelles qui empêcheraient la démocratie de s’épanouir» (1993, p. 15-16).
En revanche, les tenants de la démarche a posteriori s’attachent à identifier les causes générales de la transition et mettent l’accent sur les formes de gouvernement les plus appropriées pour la démocratie. «Or, par rapport à ces facteurs déterminants, les mécanismes de transition et de consolidation restent négligés dans l’analyse» (Idem, p. 16).
Georgina Sánchez, pour sa part, a opéré une classification parmi les différents paradigmes. Quelques-uns seraient limités dans un sens, d’autres, dans un autre. De cette évaluation, apparaît, graduellement, un paradigme qui devient alors une véritable référence :
Au cours des années 1980, écrit-elle, l’analyse du choix rationnel a donné lieu à la création de typologies et de modèles, reposant sur la théorie des jeux et d’autres méthodes quantitatives. L’intérêt de telles approches est qu’elles soulignent la nécessité de saisir les régimes politiques en tant que processus et le fait que la dynamique de la transition soit fondamentalement caractérisée par l’incertitude (1993, p. 18-19).
Javier Santiso appelle cette approche «le paradigme des choix rationnels». Celui-ci met au centre des stratégies de recherche «l’individualisme méthodologique» (par opposition aux approches structurelles) et fait le point sur les approches pluralistes qui s’intéressent davantage aux acteurs et à leurs stratégies et formulent les problèmes en termes de possibilités et de choix. Ce modèle d’interprétation des processus démocratiques s’appuie sur deux postulats de base : 1) les variables politiques ont une grande importance pour la compréhension des dynamiques de transition et de consolidation démocratique ; 2) l’action stratégique, les choix et l’habileté des individus sont décisifs lors des changements démocratiques. «Le paradigme des choix rationnels peut ainsi être interprété, dans une première approche, comme une stratégie de recherche tendant à la réévaluation des variables politiques» (Santiso, 1997, p. 970). Dans le cadre de cette réévaluation, le rôle politique principal revient aux élites.
Pour James Cohen, les études des transitions démocratiques ont centré leur attention sur l’Europe de l’Est, le Tiers Monde et tout particulièrement sur l’Amérique latine. Pour la compréhension de ces processus, Cohen considère l’ouvrage de Guillermo O’Donnell, Philippe Schmitter et Laurence Whitehead Transitions from Authoritarian Rule publié en 1986 comme le principal ouvrage de référence. Selon Cohen, il s’agit là «non seulement d’une référence obligatoire mais aussi, disons-le, de l’expression la plus cohérente de l’orthodoxie universitaire dans le domaine» (1994, p. 265).
Selon Cohen, l’atout de ces analyses réside dans le fait qu’elles font le point sur les processus de transition eux-mê-mes, «c’est-à-dire [qu’ils étudient particulièrement] le passage [en lui-même] des dictatures aux régimes parlementaires plus ou moins «consolidés»» (1994, p. 266). Des auteurs comme Alfred Stepan, Guillermo O’Donnell, Philippe Schmitter et Terry Lynn Karl, ont élaboré, par ailleurs, des typologies des transitions déterminées à partir de plusieurs paramètres : «l’existence ou non d’un pacte entre factions de l’élite, le rôle plus au moins dominant des militaires, l’importance plus ou moins grande des mouvements sociaux, le rythme du passage d’une étape à l’autre (de la «libéralisation» initiale jusqu’à la «consolidation» en passant par la «transition» proprement dite). Ces auteurs placent tous au centre de l’analyse la «notion d’incertitude» » (idem).
Pour Santiso, cette façon de percevoir l’être de la démocratie comme incertain est à la base de trois modèles portant sur les phases de transition et de consolidation de la démocratie en Amérique Latine. Ces derniers ont été proposés par Adam Przeworski, Guillermo O’Donnell, Philippe Schmitter et Albert O. Hirschman. L’essentiel de ces modèles consiste à adopter une perspective dynamique. Ils touchent en effet le cœur «de la dimension stratégique des transitions. Ils permettent de comprendre les effets pervers ou les conséquences inattendues d’une décision, et les effets non voulus d’une stratégie, d’en souligner la contingence et l’indétermination, d’intégrer ce que Raymond Boudon a appelé «la place du désordre» dans l’analyse» (1997, p. 986).
Adam Przeworski14 propose pour sa part que, pour aboutir à une meilleure compréhension des transformations politiques, il faut mettre au centre des analyses une stratégie de recherche. Pour lui :
Studies of regime transformations tend to fall into two types. Some are macro-oriented, focus on objective conditions, and speak in the language of determination. Others tend to concentrate on political actors and their strategies, to emphasize interest and perceptions, and to formulate problems in terms of possibilities and choice. Macro-oriented investigation... tend to emphasize objective conditions, mostly economic and social [...] They see political transformations as determined, and seek to discover the patterns of determination by inductive generalisations. These studies demonstrate that democracy is typically a consequence of economic development, transformations of class structure, increased education, and the like. Micro-oriented studies... tend to emphasize the strategic behaviour of political acteurs embedded in concrete historical situations (1986, p. 47).
Przeworski conçoit d’une part la possibilité de faire abstraction des conditions économiques et sociales pour l’analyse des transformations politiques et d’autre part, il met en évidence le fait que, dans le processus démocratique, le rôle principal revient aux acteurs politiques et à leurs choix stratégiques. Ces acteurs politiques ont, d’après cette approche, une très grande autonomie quant aux facteurs structurels15.
D’après Cohen :
The type of explanation advanced here focuses on the values, beliefs, attitudes, goals, preferences, and strategic calculations of the actors involved in the event to be explained. According to this kind of explanation-which may be properly labelled intentional-although values, beliefs, and preferences are conditioned by structures, they can still be largely independent from them. Because beliefs, preferences, and intentions often cannot be inferred from structural conditions, they must be given an autonomous explanatory rule (1994, p. 3).
Au déterminisme des analyses macro-structurelles, l’approche du «paradigme des choix rationnels» oppose l’incertitude des choix et des stratégies des acteurs politiques. Selon Banegas, pour Przeworski, O’Donnell et Schmitter, cette incertitude est «introduite comme «paramètre» central des transitions. C’est elle qu’il faut saisir pour comprendre les processus de démocratisation dans leur complexité et la démarche des auteurs qui invitent à la prendre comme objet d’étude. A. Przeworski en fait l’élément central de sa théorie [la démocratisation comme processus d’institutionnalisation de l’incertitude]».
Hermet suit le même ordre d’idées : «Tout, en définitive, écrit-il, est transaction et incertitude dans l’exercice au sommet de la démocratie. Et elle contrevient à sa logique forcée comme à sa nature profonde si ses dirigeants dissimulent ce fait à la population pour la bercer de promesses qui seront rarement tenues et tendent ainsi à se muer en mensonges» (1993, p. 44-45). De là le besoin, comme le conseille A. Przeworski, que tous les «groups... subject their interests to uncertainty. It is this very act of alienation of control over outcomes of conflicts that constitutes the decisive step toward democracy» (1986, p. 58). «The era of the totalizing theory and the search for foundational thruths seems to be over» (Munck, 2000, p. 12).
Une véritable démocratie serait donc incertaine là où rien de fixe ou préétabli ne peut être accepté. Pourtant, la politique serait en mouvement constant et ouverte à toutes les possibilités. Ce que nous devons observer, c’est que cette démocratie incertaine semble être également une proposition morale où les politiciens sont appelés à dire toujours la vérité. Et les citoyens ne devraient accepter que ceux qui la disent. Dans ce cadre, la démocratie devrait se réduire à un calcul, à un «art de jouer avec l’incertitude» (Hermet, 2001, p. 17). Elle serait ainsi en constante transaction et tout dépendra, en dernière analyse, de l’habileté des élites politiques à trouver les issues les plus avantageuses.
Les mots construction démocratique semblent les plus appropriés pour saisir ce type de dynamique. Laquelle serait portée par un double processus : d’une part, par P«incertitude» et, d’autre part, par la «possibilité». Ici, les élites politiques sont tenues d’être confrontées à des contextes et à des enjeux politiques complexes, en constante évolution et difficiles à cerner ou à contrôler dans leur totalité. C’est ce qui implique que la voie qui reste est celle d’arriver à l’accord et à l’entente, dans le cadre d’une démocratie caractérisée par sa souplesse et son ouverture.
Cette souplesse et cette ouverture passent par le fait que «L’intransigeance et la défiance idéologique aient laissé la place à des espaces de transactions, où opposants et gouvernants transigent entre principes et intérêts afin de préserver l’essentiel et d’éloigner le risque d’être mis hors jeu, de ne plus pouvoir continuer à participer aux mises politiques16» (Santiso, 1999, p. 19).
Dès lors pour rendre possible une démocratie incertaine, l’idée-force serait que les acteurs politiques renoncent à des principes ou à des intérêts qui peuvent provoquer conflits ou malentendus. Ceci signifie que ceux qui veulent mettre en place cette démocratie, caractérisée par son ouverture, évitent préalablement des thèmes ou des questions qui pourraient leur nuire. Dans ce modèle d’analyse, cette stratégie met en lumière les raisons pour lesquelles, au cours des transactions politiques, les décisions et l’habileté des élites politiques sont considérées essentielles pour la compréhension de ces processus. Ces théorisations ouvrent ainsi la voie à la démocratie procédurale, une démocratie considérée par elles comme la mieux adaptée à toutes ces exigences. Car c’est à travers elle que :
les gouvernés renonçaient à n’attendre de leurs gouvernements que des certitudes sur leur avenir en réalité intenables, et lorsqu’ils en venaient tout au contraire à accepter l’idée que la politique n’est qu’un art de jouer avec l’incertitude. C’est alors seulement qu’ils [découvraient] que les dirigeants étaient ceux «qui mentaient le moins», en se transformant ipso facto eux-mêmes en démocrates (Hermet, 1993, p. 16-17)17.
De cette façon, au lieu de déchaîner des discussions sur un projet de société ou de démarrer des tergiversations interminables sur les moyens de rendre les individus heureux, les acteurs politiques allaient privilégier une démocratie froide, sans illusions, sans utopie, c’est-à-dire une simple procédure, d’où l’expression «démocratie procédurale». Pour sa mise en place, les politiciens devraient avoir le sens pratique des affaires politiques et chercher toujours l’accord, au prix même de renoncer à des principes ou à des intérêts. Comment, concrètement, ces théorisations ont-elles été appliquées dans le contexte des transitions démocratiques?
De la théorie à la pratique
- Pour Przeworski, «Democratic compromise cannot be a substantive compromise : it can be only a contingent institutional compromise» (1986, p. 59). Selon cette directive, les élites politiques devaient limiter leurs initiatives et leurs préoccupations à l’installation d’une démocratie procédurale. La démocratie substantielle en était de facto exclue.
- Pour arriver à cette démocratie procédurale, les acteurs politiques devaient surmonter l’intransigeance et la défiance. La place serait ainsi ouverte pour négocier principes et intérêts. «The first problem to be solved is how to institutionalize uncertainty without threatening the interests of those who can still reverse this process18 [...] It is possible to design democratic institutions in such a way, soutient Przeworski, that some basic interests, such as the private ownership of the means of production, are virtually guaranteed» (Idem, p. 60).
- Pour aboutir à une transition démocratique pacifique, les acteurs politiques devaient agir avec prudence afin de ne pas provoquer une rupture au moment de la négociation et des compromis. Cette négociation et ces compromis passent «at the cost of leaving economic relations intact, not only the structure of production but even the distribution of income» (Idem, 63). Le cas espagnol est un modèle de ce type de transition où «the political system has been transformed without affecting economic relations in any discernible manner [...] It is astonishing to find, écrit Przeworski, that those who were satisfied with the Franco regime are also likely to be satisfied with the new democratic government» (Idem).
Pour Przeworski, en d’autres termes, la clé pour réussir les accords politiques semble être que les «nouveaux» démocrates ne remettent en question ni la forme de production ni la redistribution de la richesse. Et dans cette ligne, O’Donnell pourrait probablement ajouter que l’existence et la hiérarchie des forces militaires ne seraient pas remises en cause ou sérieusement malmenées (Santiso, 1997, p. 985).
Sous de telles directives, le triomphe de la démocratie en Amérique latine fut total. Partout les dictatures militaires se sont décomposées et cette décomposition a donné lieu à l’épanouissement des institutions démocratiques dans la région. Il y a eu ainsi une libéralisation politique dans le sens que O’Donnell et Schmitter donnent à cette expression, c’est-à-dire, ce processus qui rend efficace la protection des droits des individus et des groupes sociaux contre tout pouvoir arbitraire (Larrain, p. 3).
En Amérique latine, il existe ainsi de nouveaux espaces de participation politique et d’expression citoyenne qui donnent l’entière liberté de mettre en avant, durant les élections périodiquement organisées, l’organisation et la représentation d’intérêts différents. D’un point de vue institutionnel, il n’existe donc pas une force capable de contrôler les résultats des décisions citoyennes comme c’était le cas, par exemple, sous les dictatures militaires. Dans ce sens, si un des fondements de la démocratie, d’après Przeworski, O’Donnell et Schmitter est l’institutionnalisation de l’incertitude, cette partie de l’Amérique semble bien avoir rempli cette exigence. Cette réussite est-elle pour autant suffisante?
Entre la démocratie «idéale» et la démocratie «réelle»
Selon Guy Hermet (2001), la démocratie formelle en Amérique latine paraît dans son ensemble consolidée. Toutefois, remarque-t-il, ce fait ne peut pas être une source d’optimisme, car la démocratie ainsi implantée est atteinte, en Amérique latine, d’un malaise : elle semble «paralysée, voire déjà moribonde». Comment pourrait-on alors expliquer le processus par lequel cette crise sest approfondie?
Cette crise démocratique semble être le résultat d’une dynamique contradictoire. D’un côté, il y aurait un processus qui se développe en surface ; de l’autre, un second qui se réalise en profondeur. Pour la première dynamique, les formes institutionnelles et le respect par tous les acteurs politiques des règles du jeu commun semblaient être le paradigme principal. Pourtant, d’après Hermet (2001), les « transi tologues» ont cessé d’y attacher la même importance qu’auparavant. Selon cet auteur, ce qui recommence vraiment à gagner de l’importance se rapporte à sa qualité, à sa profondeur dirait-on, c’est-à-dire au besoin d’une participation réelle des citoyens au débat politique et d’une extension des droits politiques aux droits économiques, sociaux et culturels. Selon lui, la démocratie en Amérique latine a établi dans la plupart des pays une démocratie de caractère formel où les droits politiques des citoyens sont reconnus. En revanche, la reconnaissance des autres droits traînent dans une attente risquée.
Par conséquent la crise démocratique régionale pourrait probablement s’expliquer comme étant la résultante d’un processus appliqué strictement en surface et sans aucune continuité. Dans cette dynamique, les Latino-américains ont eu accès à l’égalité politique mais sans extension de ce droit aux droits socio-économiques et culturels. De telle sorte qu’en Amérique latine, la démocratie serait donc limitée et n’offrirait pas une expérience intégrale à un bon nombre de ses citoyens. Comment cette scission se serait-elle imposée?
8. L’État mixte en Amérique latine
Les transitions démocratiques en Amérique latine ont opté pour un type de démocratie qui exalte la compétition électorale des différentes forces politiques librement organisées et promet le classique modèle libéral de liberté individuelle (Whitehead, 1986, p. 8). Pour cette approche, les gouvernements doivent réduire leurs activités et laisser une place plus grande aux forces du marché qui, selon cette perspective, sont rationnelles et efficaces pour la création des richesses. Ces présupposés sont au cœur d’un modèle que Whitehead élabore après avoir observé des processus qui se sont réalisés dans différentes régions du monde. Suivant ce modèle, «To catch up in material terms would require national unity, social discipline, and the sacrifice of present welfare for the sake of future growth. These requirements favor the introduction of authoritarian forms of government, and create deep dissatisfaction with weak democratic regimes that seem characterized by indiscipline, disunity, and shortsightedness» (1986, p. 9).
Whitehead développe d’abord les caractéristiques générales d’un modèle économique qui, pour s’implanter et se consolider, a besoin d’un gouvernement autoritaire. C’est cet autoritarisme qui serait à la base de formes démocratiques fragiles. Dans le cas de l’Amérique latine, les processus politiques qui se sont développés ces deux dernières décennies semblent avoir inversé le rapport entre autoritarisme et démocratie par celui de démocratie et d’autoritarisme. Cette inversion serait le résultat d’un fait politique qui est issu directement des pactes politiques régionaux, c’est-à-dire l’apparition de l’État mixte. Comment celui-ci a-t-il fait surface?
Pacte politique et État mixte
Pour Guy Hermet, les accords des élites politiques ont été à la source d’une contradiction blessante observée durant la période des dictatures militaires et l’exigence de justice qui suivit. Face à cette contradiction, les élites de la région ont choisi la sortie pragmatique et ont déclenché les transitions démocratiques,
[lesquelles] furent en réalité, comme l’observe Hermet, rarement démocratique [s] dans leur mise en œuvre, régies en général par des accords formels ou informels entre les «démocrates» et les forces armées. Plus largement, écrit Hermet, de la mort de Franco à la renaissance de la démocratie à Santiago et à l’implosion des régimes communistes, l’expression de transition démocratique n’a guère désigné autre chose que ce processus de connivence forcée entre les anciens et les futurs détenteurs du pouvoir. Elle sous-entendait que, pour aboutir à un résultat positif, le changement devait presque toujours s’opérer de façon impure, dans le contexte initial d’un État mixte où coexisteraient par raison politique des éléments de l’ancien et du futur régime (2001, p. 26).
Dans le contexte des pactes politiques régionaux, les «nouveaux» démocrates devenaient «pragmatiques» et acceptaient de laisser de côté des thèmes ou des questions gênantes qui pouvaient nuire aux transactions politiques. D’après l’exposé de Guy Hermet, nous pouvons déduire qu’ils cherchaient surtout à arriver à des accords pour éviter, comme le dit Santiso (1997), d’être mis hors jeu. C’est ce pragmatisme qui expliquerait qu’ils ont, à travers «des ententes rarement démocratiques», accepté de participer à un Etat mixte où leur participation allait être soigneusement dosée. C’est de cette manière que les «nouveaux» démocrates ont renoncé à jouer un rôle déterminant pour la nouvelle étape démocratique qui s’ouvrait dans la région. Dans le cadre des transitions démocratiques, comment pouvons-nous retracer le fil de cette abdication?
Le «transformisme»
Pour James Petras [2000(1)], les transitions démocratiques en Amérique latine ont eu lieu lorsque les forces politiques de l’ancien régime furent assurées de leur permanence dans quelques secteurs clés de l’État. Si l’on suit l’exposé de Petras, ces processus ne s’orientaient pas vers la démocratie, mais plutôt, vers de nouvelles formes néo-autoritaires. Un néo-autoritarisme qui se distingue de l’ancienne forme de domination par le fait qu’il ne s’impose plus maintenant à travers la violence d’État, mais plutôt à travers des processus électoraux périodiquement organisés.
D’où la difficulté d’avoir une connaissance juste de ces transitions démocratiques. D’un côté, elles ont contribué à mettre un terme aux dictatures militaires et à ouvrir de nouveaux espaces de participation politique et, de l’autre, ces processus démocratiques seraient appliqués strictement en surface sans une continuité en profondeur. Cela signifie que les droits politiques n’ont pu s’élargir aux droits socio-écono-miques des Latino-américains. Une scission entre ces deux sphères du social se serait par conséquent produite.
Pour notre analyse, c’est dans cette rupture que nous décelons les deux traits fondamentaux de la nouvelle forme de domination qui s’ouvrait avec les transitions démocratiques : la transformation et la conservation. Pour comprendre cette stratégie de domination, la réflexion du sociologue brésilien Emir Sader nous semble pertinente quand il décrit et conceptualise la transition démocratique du Brésil dans les termes suivants :
En 1989, écrit-il, la victoire de l’opposition ne fut possible que grâce à une alliance avec certains secteurs du pouvoir militaire finissant : le régime naissait ainsi d’un nouveau pacte entre élites, rétablissant certes les droits civils, mais sans aucune réforme des structures économiques — comme le monopole du capital financier —, de la propriété foncière, des grands moyens de communication et des conglomérats industriels et commerciaux. Un pacte renvoyant à ce que Gramsci avait appelé le «transformisme» : la forme de domination politique change, mais pas son contenu (1998, p. 2).
C’est cette notion de «transformisme» qui semble expliquer pourquoi les élites dominantes de la région sont devenues démocratiques et ont accepté les transitions : elles laissaient intacts les fondements de leur pouvoir. C’est pourquoi ces élites se sont bien adaptées aux changements qui, d’ailleurs, comme nous le verrons plus loin, se réalisaient strictement selon leurs intérêts. Arrivés à ce point, une question ne cesse de se poser : comment pouvons-nous expliquer que ces secteurs aient conservé cette position stratégique à l’intérieur de ces processus politiques? Question qui nous conduit, directement, à nous interroger sur l’ancienne alliance entre le pouvoir économique et les dictatures militaires en Amérique latine.
Les dictatures militaires en Amérique latine : brève histoire
Précédemment, avec l’aide de Bobbio (1996, 1998), de Balibar (1992) de Kelsen (1988) et d’autres, nous avons pu déduire que le paradigme démocratique fut saisi par une antithèse profonde. Hermet (1993), souligne que cette antithèse est à la source de deux écoles de pensée et de deux sensibilités militantes qui, sur ce plan, s’affrontent. Des révolutions et contre-révolutions sanglantes trouveraient ici leurs causes explicatives (Boron, 1998)19.
Cette logique est au cœur de l’histoire toute récente de l’Amérique latine et pour la corroborer, il nous suffit de penser à la Révolution mexicaine de 1910, à la Révolution cubaine de 1959, à la Révolution sandiniste de 1979 et à toutes ces luttes armées qui se sont développées dans le Cône Sud depuis l’arrivée au pouvoir des guérilleros conduits par Fidel Castro20.
À côté de ces révolutions armées, le pouvoir politique du sous-continent, par le biais du vote populaire, a également connu des révolutions démocratiques. Parmi ces expériences nous pouvons, entre autres, citer la Révolution démocratique de Jacobo Arbenz en 1954 au Guatemala et la Révolution démocratique chilienne de Salvador Allende en 1970. À côté des processus révolutionnaires armés ou pas, il nous faut également mentionner ces mouvements populistes qui, sous différentes expressions, se sont développés dans cette région du monde. Une des figures des plus emblématiques de cette période est peut-être celle de Juan Domingo Perón21.
Qu’est-ce qui inspirait ces mouvements politiques : l’installation d’un État de démocratie procédurale ou d’un État de démocratie substantielle? Tout semble indiquer que ce qu’ils cherchaient, c’était surtout un changement structurel dans la région. Dès qu’ils accédaient au pouvoir, ils s’engageaient aussitôt dans les réformes profondes telles que les nationalisations des ressources naturelles, les réformes agraires, l’amélioration des salaires, etc. Ils cherchaient ainsi à implanter un modèle alternatif de production et de redistribution de la richesse. Nous étions alors très loin d’une démocratie vue comme une simple procédure. Cette démocratie était en effet substantielle, car elle aspirait à créer, avec des variations à l’intérieur des différents processus, les conditions pour faire de l’Amérique latine une région plus autonome et plus préoccupée des aspirations économiques, politiques et sociales de sa population.
Dans la plupart des cas, ces mouvements ont bénéficié de forts soutiens populaires et, à l’exception de la Révolution cubaine et de la Révolution mexicaine, ils ont connu une fin tragique : les uns ont été soumis à une forte répression, les autres noyés dans une mer de sang. Pour réussir à stopper et à dompter ces processus de changements économiques, politiques et sociaux progressistes, les élites économiques dominantes, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la région, ont eut recours à des dictatures militaires. Leur contenu et leur rôle sont ainsi analysés par Rouquié :
Le défi cubain a modifié les conceptions stratégiques des États-Unis [...] Sous Kennedy la mission des forces armées latino-américaines est ainsi redéfinie : la sécurité intérieure et la lutte antisubversive se substituent à la politique commune de défense contre une agression extérieure. Le contenu de l’aide en est également modifié. La contre-révolution n’a pas besoin de canons ni de bombardiers mais d’armes légères et d’une idéologie fermement anticommuniste. La mutation kennédienne va également resserrer les liens entre le Pentagone et les armées latino-américaines et donner une coloration éminemment politique à leur collaboration (p. 165) [...] Un nouveau dispositif militaire interaméricain doit, par la simple cooptation des élites militaires continentales, transformer les armées latino-américaines en «gardes nationales» acquises aux perspectives stratégiques des U. S. A. et, à la limite, capables de considérer les problèmes nationaux sous Tangle des intérêts du pays leader du «monde libre» (1982, p. 172).
Rouquié voit les changements dans la stratégie nord-américaine comme une réponse au défi cubain. Nous pensons que cette proposition devrait être nuancée dans le sens suivant : comment Cuba, un pays sous-développé et pauvre, pouvait-il devenir une véritable menace pour la puissance américaine? économiquement et militairement, cela ne pouvait vraisemblablement pas être le cas. Politiquement, ce défi devenait possible, mais il s’agissait là plutôt de l’exemple cubain. Combien de pays dépendants allaient tenter de créer une stratégie de développement intérieur fondée sur une ample alliance populaire qui se structurerait à partir des réformes profondes du système en place? C’est à cause de cet exemple de souveraineté et des tentatives d’un développement autonome que la Révolution cubaine devait être soumise à une déstabilisation permanente qui allait profondément l’affaiblir afin qu’elle ne devienne pas un modèle alternatif de développement.
Cuba faisait peur et a réussi, à travers une alliance «anticommuniste», à unifier les secteurs conservateurs de la région. Le but de ces derniers était la défense du statu quo continental. La colonne vertébrale de cette protection serait les forces armées devenues, selon Rouquié, «gardes nationales». Pour elles, l’ennemi ne se situait pas à l’extérieur des frontières, mais à l’intérieur, à savoir leurs propres populations civiles. Selon Baloyra, ces gouvernements, dans le contexte de l’Amérique latine, ont été identifiés (parmi d’autres qualificatifs) comme des régimes d’«autoritarisme bureaucratique» ou des États de «sécurité nationale», par exemple (1984, p. 79).
D’après Baloyra, les régimes autoritaires tenaient en commun une formule de domination politique constituée comme suit : un gouvernement dictatorial qui maintient un État d’exception au-dessus de la loi et des institutions intermédiaires. L’implantation d’un tel modèle dépendait de la possibilité du gouvernement militaire d’exclure certains secteurs de la société du processus politique et de sa capacité à éviter que l’opposition devienne efficace. Les régimes dictatoriaux différaient les uns des autres par la façon d’appliquer ces exigences. Ils déterminaient de la sorte qui étaient les acteurs principaux, les alliés les plus proches et les adversaires du régime de même que la violence à appliquer pour conserver le pouvoir (1984, p. 79-80).
Sous ces gouvernements, l’État militaire en Amérique latine cherchait à neutraliser l’opposition, à supprimer toute opinion divergente. Selon la presse chilienne, Pinochet22 aimait dire quil ne se passait rien au Chili sans quil ne le sache. Quand ce contrôle ne suffisait pas, ce pouvoir militaire s’employait, à l’abri de la nuit ou en pleine journée, à l’enlèvement des civils qui, dans la plupart des cas, connaissaient une fin tragique. Les uns terminaient leur vie découpés en petits morceaux, les autres jetés d’un hélicoptère au milieu de la mer ou dans une des innombrables prisons clandesti-nés de leur pays. À cette époque, régnait la terreur exercée par des psychopathes et leur impunité était la règle. En fait, si les militaires agissaient comme cela, c’est-à-dire comme des petits dieux qui décidaient de la vie et de la mort des Latino-américains, c’était parce qu’ils étaient persuadés que leur impunité était garantie à l’avance. Aucune loi, aucune contrainte présente ou future, ne pouvaient les atteindre.
À quel moment le pouvoir militaire s’est-il installé en Amérique latine? D’après Esteban Cuya, ce serait en 1954 au Paraguay, en 1964 au Brésil, en 1968 au Pérou, en 1972 en Uruguay et en 1973 au Chili. Dès lors, le sous-continent a rendu «célèbres» les noms des généraux Alfredo Stroessner, Rafael Videla, Augusto Pinochet, le colonel Hugo Banzer et le civil José Maria Bordaberry. Ces noms sont associés à d’innombrables atrocités et violations des droits de l’homme. Dans d’autres pays, soutient Cuya, des gouvernements démocratiquement élus se sont soumis à la tutelle militaire comme ce fut le cas en Uruguay, au Guatemala, au Salvador et en Honduras (1996, p.l).
Dictature militaire et programme unique
Dans le contexte de terreur militaire qui régnait sur le sous-continent et qui semait la mort et le désespoir, il est tout à fait pertinent qu’un auteur comme James Petras [2000(1)] développe l’argument selon lequel les conditions pour déclencher les transitions démocratiques en Amérique latine n’ont pas été le produit d’un supposé triomphe du marché ou d’un prétendu pacte rationnel des élites politiques. Sa perspective d’analyse l’amène à expliquer ces processus plutôt comme la conséquence directe d’une contre-révolution où les militaires, par le biais d’une répression brutale et meurtrière, ont mis en échec ou détruit toute forme d’opposition politique [2000(2)].
Petras étale comme suit les défaites populaires de la période 1960-70 : 1964 au Brésil, 1971 en Bolivie, 1973 au Chili et en Uruguay, 1976 en Argentine, etc. Tous ces revers furent prolongés par des guerres qui ont permis à la classe capitaliste et aux militaires de reprendre le contrôle de l’État et de commencer à démanteler les programmes sociaux construits tout au long des deux décennies. Ils ont par exemple éliminé la législation de travail progressiste, privatisé et dénationalisé les entreprises publiques, réduit les salaires et les crédits programmés en vue de réaliser la réforme agricole. Pour compléter leur victoire, continue cet auteur, la classe capitaliste et son pouvoir militaire se sont alliés aux multinationales des États-Unis, à son État impérial, à la Banque Mondiale et au Fonds Monétaire International pour imposer le néo-libéralisme comme l’unique programme politique, économique et social dans la région (2000(2), p. 2)23.
Par conséquent, les transitions démocratiques en Amérique latine ne signifient ni une rupture avec son passé dictatorial ni avec son passé élitiste, mais plutôt une continuité mise en oeuvre avec d’autres moyens. Cette continuité, Petras l’identifie à deux niveaux: 1) au niveau de l’appareil d’État où les fonctionnaires du pouvoir judiciaire, les hauts commandements militaires, la police et les agents de renseignements ont conservé l’influence qu’ils avaient durant la dictature; 2) au niveau économique où les élites contrôlent les finances, la production et les médias (2000 (2), p. 3).
Etat mixte et crise démocratique
Cet Etat mixte est donc structuré selon un rapport de forces qui est complètement favorable à l’ancien pouvoir. C’est pour cette raison que l’appareil politique occupe une place privilégiée dans notre analyse des processus politiques de la région. Il nous aide à comprendre, d’une part, comment et de quelle manière les élites dominantes de la région auraient réussi à imposer leur hégémonie à l’intérieur des transitions démocratiques de la région, et également à résoudre l'énigme du sens unidirectionnel de ces processus politiques. Dans la dynamique de l’État mixte, c’est la démocratie procédurale d’inspiration néo-libérale qui serait imposée comme programme unique pour le sous-continent. D’autre part, le concept d'Etat mixte nous éclaire sur la position subordonnée des «nouveaux» démocrates qui n’avaient qu’un pouvoir strictement formel, sans véritable poids, au moment de prendre les décisions déterminantes pour l’avenir de la démocratie dans la région. C’est tout à fait compréhensible si nous situons dans ces variables politiques et leurs combinaisons les causes qui expliqueraient la crise des transitions démocratiques en Amérique latine.
Pour mieux comprendre le rôle de cet Etat mixte dans le contexte de l’Amérique latine, la réflexion de Munck et de Palermo semble très pertinente. Pour eux :
une des causes de la faiblesse de la sphère publique est un héritage venu tout droit des périodes d’autoritarisme; il s’agit des restrictions ou des «enclaves d’autoritarisme» que les dirigeants sortants ont été en mesure d’imposer aux nouvelles démocraties. En règle générale, ils ont pu réduire directement le rôle de la sphère publique en soustrayant certaines questions à l’autorité des nouvelles assemblées ou en accordant à des corps non élus, comme les militaires, un pouvoir important sur les institutions démocratiques24. Dans les pays où les anciens dirigeants ont pu dicter les conditions de la transition, comme au Chili, ces contraintes ont eu pour effet de fausser gravement le fonctionnement de la démocratie (1998, p. 7).
C’est à travers cet Etat mixte que les élites économiques dominantes en Amérique latine auraient réussi un fait majeur. Ils ont réussi à exclure les intérêts socio-économiques des autres groupes sociaux et ils ont imposé les leurs comme les seuls valables. Pour atteindre cet objectif, ces élites ont dicté des instructions comme l’observent Munck et Palermo où :
il fut interdit de discuter d’autres programmes économiques [...] [Les élites considéraient en effet] que la réalisation des réformes était incompatible avec la représentation des intérêts sociaux ou avec des conflits entre ces intérêts ; des acteurs faibles et désespérés ont accepté ces déclarations, prêts à sacrifier le processus démocratique au profit des résultats économiques (1998, p. 7)25.
Du point de vue des élites latino-américaines, les pactes politiques devaient se réaliser sans risques ni menaces d’éclatement. La solution trouvée fut donc leur accord pragmatique à l’intérieur d’un Etat mixte qui se présente dès lors comme un appareil politique où «des enclaves d’autoritarisme», et des restrictions imposées au nouveau pouvoir allaient limiter la portée et la profondeur de la démocratie en Amérique latine. C’est ainsi que, encore une fois, les Latino-américains allaient être exclus d’une participation à part entière dans le fonctionnement de leur société. Effectivement, le but non avoué de ces processus politiques était de détourner à nouveau, sous un battage médiatique de changement, les intérêts et les aspirations des secteurs populaires auxquels nous pouvons ajouter, comme Hermet (2001) l’observe ci-dessus, leurs aspirations à la justice. Le pouvoir des militaires et celui du grand capital demeuraient intacts, intouchables.
Pour toutes ces raisons, les militaires ont été amnistiés malgré leurs crimes abominables contre la population civile et le capital, qui s’est allié au capital international, est devenu, sous les nouvelles dynamiques économiques mondiales, davantage puissant. Dans ces conditions, la démocratie en Amérique latine était devenue, comme le suggèrent Franz Hinkelammert et M. Hernández, une...
démocratie... sans consensus [...] [Une] démocratie où la souveraineté ne repose pas sur les gouvernements civils mais sur les forces armées, et, si on y regarde de plus près, sur les organismes financiers internationaux qui représentent les gouvernements des pays du Centre. [...] Il s’agit de démocraties contrôlées, et ceux qui en sont aux commandes ne sont soumis à aucun mécanisme démocratique (cité par Harnecker, 2001, p. 191-92). On ne peut obtenir beaucoup en élisant des mandataires délégués de la volonté populaire si ceux-ci possèdent une marge de manœuvre tellement restreinte que cette volonté ne peut s’exprimer que sur des questions accessoires (M. Hernández cité par Harnecker, 2001, p. 194).
En Amérique latine, les pactes politiques qui ont permis les transitions démocratiques ont implanté une démocratie limitée et sous haute surveillance. De ces processus politiques, les «nouveaux» démocrates n’ont obtenu qu’un pouvoir strictement formel où ils n’ont ni la possibilité ni la volonté politique de faire avancer les dossiers relatifs aux revendications et aux aspirations des secteurs populaires. Ces aspects auraient tout simplement été rayés de l’agenda politique de la région.
Évidemment, lorsque les «nouveaux» démocrates ont accepté de participer à ce projet démocratique, ils ont nui au concept même de la démocratie et ont graduellement amené ces processus à une crise dont Guillermo O’Donnell, qui commente le cas de l’Argentine, signale les aspects qui la constituent : 1) un progressif éloignement de la classe politique des problèmes sociaux du pays ; 2) un notable rétrécissement de l’agenda politique, les politiciens ne discutant que sur des choses sans importance et, parfois, incompréhensibles pour la population. Ils s’éloignent de la chose publique et refusent de gouverner. La conséquence immédiate de cette situation est qu’ils négligent les grandes questions nationales de même que les propositions pour les résoudre ; 3) un très grand fractionnement des partis politiques dans le congrès lui-même et à l’extérieur de ce dernier; 4) une décadence des institutions de l’État générée par une accumulation de tous ces faits produisent un scepticisme généralisé vis-à-vis de la légalité (Veiras, 2001, p. 1).
Cette crise institutionnelle s’accompagnerait simultanément, d’après lui, d’une crise économique. Ce qui favorise l’arrivée au pouvoir des démagogues autoritaires qui mettent fin aux libertés démocratiques. Comme l’explique O’Donnell, le cas de Fujimori au Pérou est tout à fait explicite pour la compréhension de ces dynamiques (Idem, p. 1). Dans le contexte de l’Amérique latine, cette perte des libertés démocratiques serait-elle une exception ou plutôt une règle?
État mixte et néo-autoritarisme
En Amérique latine, la mise entre parenthèses des règles démocratiques ne semble pas avoir été l’exception mais plutôt la norme. Selon Anderson, le Chili est un exemple classique :
Sous la dictature de Pinochet, explique-t-il, ce pays a appliqué ce programme sous des formes très dures : déréglementation, chômage massif, répression antisyndicale, redistribution de la richesse en faveur des riches, privatisation du secteur public, [et ainsi de suite][...]. Le néolibéralisme chilien, bien entendu, présupposait l’abolition de la démocratie et la mise en place d’une des dictatures cruelles de l’après-guerre [...]. Si le Chili représente une expérience pilote pour le néo-libéralisme dans les pays de l’OCDE, l’Amérique latine dans son ensemble a aussi servi de terrain pour expérimenter des plans qui seront appliqués à l’Est (1996, p. 8).
Anderson note également que...
le virage vers un néo-libéralisme profilé s’amorce en 1988 au Mexique avec l’arrivée au pouvoir de Carlos Salinas de Gortari. Il se prolonge avec l’élection en 1989 de Carlos Ménem en Argentine et avec le début de la seconde présidence de Carlos Andrés Pérez au Venezuela la même année, puis, enfin, avec l’élection d’Alberto Fujimori à la présidence du Pérou en 1990. Aucun de ces gouvernements, soutient Anderson, n’a fait connaître à la population, avant d’être élu, le contenu des politiques qu’il allait appliquer. Ménem, Pérez et Fujimori, au contraire, avaient promis exactement l’inverse des mesures antipopulaires qu’ils ont appliquées au cours des années 90 (1996, p. 8).
Ces gouvernements ont réussi à imposer leur programme, continue Anderson, grâce à «l’existence d’exécutifs concentrant un pouvoir écrasant. Cela a toujours existé au Mexique grâce au système du parti unique, le PRI. En revanche, Ménem et Fujimori ont dû innover en instaurant des législations d’urgence, des réformes constitutionnelles, ou en élaborant des auto-coups d’État» (Idem, p. 9).
Avec ses transitions démocratiques, vers quoi se dirigeait donc l’Amérique latine? Vers la démocratie ou vers des formes néo-autoritaires de gouvernement? Tout semble indiquer, tel que le soutient James Petras [2000(1), 2000(2)], que l’Amérique latine s’est directement acheminée vers des formes néo-autoritaires de gouvernement. C’est à travers un Etat mixte de façade démocratique que les élites politiques et économiques de la région ont réussi les exploits suivants : 1) elles ont imposé par des moyens expéditifs et draconiens le développement d’un marché libre, comme Lechner (1998) l’a expliqué ci-dessus, un marché qui a laissé sans protection des secteurs importants de la société et 2) elles ont favorisé l’implantation d’une démocratie strictement procédurale, qui, logiquement, comme il fallait le prévoir, était éloignée de toute considération socio-économique des citoyens.
D’un point de vue doctrinal, ces transformations économiques, politiques et sociales en Amérique latine ont été légitimées comme l’unique voie pour avancer vers le progrès. Dans cette région du monde, selon Castañeda (1996), Boron (1998) et Santiso (1999), ce modèle d’inspiration néo-libé-rale fut appliqué avec une frénésie surprenante. Leurs politiciens auraient cru à une recette «magique» que Samir Amin décrit dans les termes suivants : «la libéralisation «libérerait» un potentiel d’initiative «brimé par l’interventionnisme» et remettrait la machine de l’économie sur les rails de la croissance, de surcroît ceux qui libéraliseraient le plus vite et plus totalement gagneraient de ce fait une «compétitivité» renforcée sur les marchés mondiaux ouverts» (cité par Harnecker, 2001, p. 147).
Cependant dans le cas concret de l’Amérique latine, cette recette «magique» a objectivement produit l’agonie de la démocratie (Hermet, 2001) ; une démocratie sans légitimité (Blanquer, 2002, Boron, 1998); une démocratie qualifiée de «fragile, illiberal, inchoate, etc.» (Aguëro, 1998); l’Amérique latine serait dans un chaos profond (Weffort, 1991); l’Amérique latine serait la région où la pauvreté et l’exclusion sociale atteignent des niveaux intolérables (Lechner, 1998); etc. Dans ce contexte, la faillite de l’Argentine ne serait que le symbole le plus éclatant de l’échec des démocraties procédurales d’inspiration néo-libérale. Nous aussi sommes en droit de nous interroger de la manière suivante : qu’est-ce qui a changé durant ces deux dernières décennies pour les habitants de cette région du monde? La réponse la plus plausible semble être que rien n’a en fait changé et que nous assistons plutôt à une détérioration plus aiguë de leur situation socio-économique, comme le note Terry Lynn Karl :
The most recent wave of democracy in the Americas has coincided with a sharp deterioration in equality. Income distribution, which had become more equal during the 1970s, worsened considerably in the 1980s and has remained stagnant in the 1990s, despite positive growth rates throughout the decade. Poverty statistics reveal the same trend: sharp increases during the 1980 (Latin America is the only region in the world with this pattern!) and a lack of progress in reducing poverty during the 1990s. As Latin America enters the twenty-first century, inequality levels have grown so high that poverty does not (and will not) decline substantially as a «tric-kle-down» effect of growth, even in periods of economic recovery (2000, p.l).
En plus de ce vécu douloureux, les Latino-américains assistent impuissants «au délabrement de beaucoup de leurs machines et de leurs industries, par voie de conséquence de certaines de leurs villes, régions et même de pays entiers» (Weffort, 1991, p. 6).
Cette crise structurelle de la région se révèle donc comme la résultante d’un long processus composé d’événements négatifs qui, dans leur accumulation, ont produit cet État de choses pleins d'incertitudes26. Pourtant, depuis deux décennies, ces transitions démocratiques de la région avaient éveillé un optimisme triomphant chez les élites politiques. L’arrivée de la démocratie était vue comme le commencement d’une nouvelle ère qui annonçait la fin des dictatures militaires, la cohésion sociale, la paix et le progrès social. Pourtant, a contrario des résultats escomptés, ce qui est advenu dans la réalité ce sont ces États où les conflits sociaux s’accumulent comme une spirale sans fin et qui, dans plusieurs cas, se sont convertis en ces entités chaotiques ingouvernables où les plus forts font la loi.
La fin de l’histoire27 proclamée par Fukuyama ne serait, au fond, que le commencement de l’autre histoire, celle qui vise son développement à travers différentes formes de lutte. Les acteurs principaux de cette nouvelle dynamique sont les secteurs populaires qui, à travers leur action politique, veulent forcer les dirigeants de l’Amérique latine à choisir entre deux possibilités : soit ils prennent des mesures concrètes afin d’assurer leur intégration, soit ils décident de continuer à ignorer leurs revendications. Si ces dirigeants font le deuxième choix, tout indique qu’ils s’enfonceront de plus en plus dans la répression la plus sanglante, laquelle ne manquera pas de provoquer une réponse claire de la part des secteurs populaires. Les mouvements sociaux28 qui font de la démocratie substantielle la boussole de leur idéologie s’opposent donc aux soutenants de la démocratie procédurale qui la conçoivent comme un simple mécanisme loin des utopies. Ce sont ces mouvements sociaux qui, nous l’espérons, à travers leur action politique, construiront un jour le futur de l’Amérique latine avec sa propre histoire et ses aspirations profondes de liberté, de justice sociale et de souveraineté.
9. Sommaire
Au commencement de notre recherche, nous avons proposé comme point de départ nos observations empiriques de la transition démocratique au Salvador en notant qu’il existe deux points de vue divergents en ce qui concerne cette dynamique politique : celui des élites politiques et celui des secteurs populaires. Pour les premiers, le Salvador se trouvait en pleine mutation tandis que pour les seconds en revanche rien d’essentiel n’avait changé. Pour ce qui est du développement de notre recherche, nous pouvons soutenir maintenant que les deux versions semblent synthétiser objectivement la dynamique démocratique de l’Amérique latine au cours des deux dernières décennies où une stratégie de pouvoir toute particulière fut appliquée : la forme de domination politique change mais pas son contenu.
D’après notre analyse, cette formule synthétise tout un courant qui trouve sa justification dans diverses approches théoriques qui ont fait des propositions pratiques. D’un côté, il y a eu ceux qui se sont occupés du modèle économique sans prendre en compte les considérations sociales et politiques dans leurs analyses et propositions ; de l’autre côté, il y a eu ceux qui ont pensé au modèle politique privé de références économiques et sociales dans leurs études et suggestions. L’Amérique latine devenait ainsi un laboratoire où le modèle à appliquer s’inspirerait de deux principes fondamentaux : la politique serait un mouvement qui se suffirait à lui-même et l’économie serait centrée uniquement dans sa propre logique marchande sans aucun autre souci.
Ce serait à travers ces abstractions analytiques que le paradigme néo-libéral se serait imposé en Amérique latine et aurait inspiré de grands changements fondés sur l’idée de liberté, de démocratie procédurale, de marché, d’État minimal, de société civile, de libéralisation, d’ouverture des frontières, d’abondance économique, de modernité, etc. Sa cible : la destruction de l’État développementaliste d’inspiration key-nésienne qui s’était développé pendant les années 1960-70 et l’imposition d’un marché libre de toute contrainte.
Notre analyse suit les différentes étapes de cette victoire néo-libérale qui passait en un premier temps par la destruction de toute opposition politique. C’est le moment des dictatures militaires en Amérique latine qui, à travers la répression et la terreur d’État, l’a écrasée ou affaiblie. C’est à ce moment que des acteurs faibles et désespérés, selon les termes de Munck et de Palermo (1998, p. 7), seraient apparus sur la scène politique latino-américaine prêts à négocier les transitions démocratiques.
Au même moment entraient en action, consciemment ou non, les théoriciens des transitions démocratiques avec leur nouveau paradigme qui faisait abstraction des considérations historiques et socio-économiques et proposaient une démocratie purement procédurale. Avec ces théorisations, ils auraient légitimé une scission qui allait se produire entre les droits politiques et les droits économiques et sociaux. Selon notre approche, c’est cette scission qui expliquerait la crise des transitions démocratiques en Amérique latine puisque les Latino-américains allaient s’opposer à un système politique qui trouve sa légitimation dans la négation de leurs droits économiques et sociaux.
Cette scission expliquerait par conséquent la victoire de la démocratie dans la région. Victoire, car les élites économiques ont compris que ces processus politiques laissaient intacts leurs intérêts fondamentaux. En outre, une démocratie libérée de tout compromis socio-économique était de fait constituée à leur mesure, puisque ces secteurs n’allaient plus rencontrer aucun obstacle dans leur logique marchande : le marché libre et ses lois de la concurrence allaient être les uniques arbitres pour déterminer les gagnants et les perdants de la société.
Néanmoins, comme nous l’avons démontré, pour l’implantation de ce modèle il s’est produit en Amérique latine une alliance effective entre l’État et le marché. Lors de cette entente, le premier s’est mis au service exclusif du second. Les lois aveugles et impersonnelles du marché qui, selon les canons de la doctrine néo-libérale dans leur processus libre de toute contrainte, allaient établir un équilibre harmonieux presque parfait, s’avèrent n’être en réalité qu’une programmation calculée des grands organismes financiers internationaux dont la BM et le FMI sont les fleurons. Ce sont eux qui, à travers leurs interventions ciblées et leurs pressions, auraient affaibli l’État et fortifié le marché qui maintenant est au-dessus de tout contrôle politique.
D’après notre analyse, X État Mixte se révèle être la clé du succès pour implanter ce modèle. À l’intérieur de cet appareil politique c’est l’ancien pouvoir qui aurait conservé son hégémonie. Ce serait lui qui aurait dosé les processus démocratiques dans la région et qui aurait implanté le concept suivant : la forme de la domination change, mais pas son contenu. Plus concrètement, l’État mixte semblerait être traversé par une frontière où deux secteurs bien déterminés sont délimités : d’un côté, ceux qui ont le pouvoir réel, c’est-à-dire l’ancien pouvoir qui contrôlait les postes clés du pouvoir d’État, le secteur de la finance, le commerce et les médias; et, de l’autre côté, ceux qui n’ont qu’un pouvoir formel, c’est-à-dire sans véritable influence, les «nouveaux» démocrates. À l’intérieur de l’État mixte, ce sont les premiers qui auraient véritablement eu le contrôle des transitions démocratiques en Amérique latine et auraient imposé, en alliance avec le capital international et le pouvoir impérial des États-Unis, comme James Petras le suggère ci-dessus, le néo-libéralisme comme programme unique pour le sous-continent.
Examinons un cas concret : celui du Salvador. Ce petit pays de l’Amérique centrale a été le foyer d’une longue et sanglante guerre civile qui a duré douze ans. Le Front Farabundo Martí pour la Libération Nationale (FMLN) n’a pas connu la défaite militaire comme ce fut le cas pour les mouvements de guérilla dans le sous-continent. La preuve que l’appareil militaire de cette organisation restait intact, en dépit de toute l’aide militaire apportée par les États-Unis et de la terreur militaire d’état, fut donnée à la fin 1989. À cette date, le Front lança une spectaculaire offensive dans plusieurs zones du pays et, plus spécialement, dans sa capitale. Cela montrait qu’il était loin d’être vaincu ou à la dérive, tel que les militaires salvadoriens le croyaient. Au Salvador, sur un plan strictement militaire, le «combat fut nul» : il n’y eut, en effet, ni vainqueur ni vaincu.
Ces faits ont progressivement convaincu les différentes forces politiques, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, que l’unique voie pour résoudre le conflit salvadorien était un accord de paix. En Amérique latine, le FMLN serait ainsi l’unique mouvement politico-militaire qui aurait entamé, à partir d’une position de force, une négociation politique. Dans le contexte des transitions démocratiques, cela signifierait-il que le Salvador est une exception à cette règle à laquelle ont obéi les démocraties procédurales d’inspiration néo-libérale?
1 Les deux concepts de la démocratie sont énoncés de manière différente par divers auteurs, mais la problématique de base reste la même. C’est ainsi que «Fernando Henrique Cardoso a distingué «la démocratie comme valeur et la démocratie comme mécanisme», ou encore - d’après Norberto Bobbio - «la démocratie formelle et la démocratie substantielle». Et c’est dans une perspective identique que Claus Offe a opposé «la démocratie comme véhicule de progrès» au «modèle libéral de la démocratie procéaurale»»(Hermet, 1993, p. 23).
2 Pour Kant, par exemple, le droit à la liberté est celui qui garantit «l’autodétermination, l’autonomie, la capacité de se donner à soi-même sa propre législation, l’antithèse de toutes les formes de pouvoir paternaliste et patriarcal qui caractérisent les gouvernements despotiques traditionnels» (cité par Bobbio, 1998, p. 124).
3 En ce qui regarde l’analyse des transitions démocratiques, les différents auteurs, d’après Michael Burton et al. sont arrivés à un accord de principe pour évaluer, catégoriser et déterminer quand un régime politique est proche ou éloigné des exigences démocratiques. Juan Linz, par exemple, a analysé le type de démocratie proposé par Robert Dahl, avant de développer son propre modèle. Selon lequel «when it allows the free formulation of political preferences, through the use of basic freedoms of association, information, and communication, for the purpose of free competition between leaders to validate at regular intervals by non-violent means their claim to rule,...without excluding any effective political office from that competition or prohibiting any members of the political community from expressing their preference» (1992, p. 1). Ce que Linz propose est une conception procédurale de la démocratie laquelle est, dans la pratique, un modèle que les différents gouvernements sont supposés respecter pour assurer leur réputation de démocrates. Dans les termes de Michael Burton et al., «This procedural conception of democracy is a demanding «ideal type». All of its criteria must be approximated closely before a regime can be called «democratic» » (idem).
4 Molina et al. témoignent également de cette crise dans les termes suivants : en janvier 1989, Carlos Andrés Pérez assume pour la deuxième fois la présidence de la république et pour faire face à la crise, il adopte de sévères mesures économiques d'ajustement restrictif à l’intérieur d’un schème économique néo-libéral. L’application de ce programme a provoqué une «rébellion populaire» le 27 et le 28 février 1989, quand s’est déchaînée cette vague de pillage, de violence et de mort sans précédent dans l’histoire récente du pays. À partir de ce moment, la pauvreté commence à augmenter et les classes moyennes subissent une immense perte de revenus (1995, p. 146-147).
5 Pour l’Amérique latine, cette sorte d’anarchie sociale est décrite par Ignacio Ramonet (1) de la façon suivante : les années quatre-vingt-dix sont celles de l’exclusion sociale et de la croissance de la pauvreté qui ont fait disparaître tout espoir. Cette situation favorise l’explosion de la violence. Au Brésil, par exemple, environ 600 000 personnes ont été assassinées durant les 20 dernières années. Dans des pays comme le Japon et la France, le nombre de personnes assassinées est, respectivement, de 2 et 3 pour 100 000 personnes. Au Brésil, il est de 58 et en Colombie, de 78 personnes assassinées pour 100 000 personnes! Dans certaines villes, cette proportion est davantage critique : à Cali, il est de 88, et dans certains bidonvilles de Sao Paulo, il est de 102! Et la tendance s’aggrave. En 1998, 21 000 personnes furent assassinées au Brésil; en 1999, 42 000, soit le double, sans compter les vols, les agressions, les viols et les enlèvements. Environ 2 500 personnes sont enlevées annuellement en Colombie; des centaines au Brésil, au Mexique, au Guatemala. Dans certaines villes de l’Amérique latine, plus de 50 pour cent des personnes interrogées manifestent qu elles ne sortent pas de leur maison le soir, ce qui représente un désastre économique pour le commerce et les entreprises de la région.
6 Il faut dire que Whitehead fait ce commentaire dans un contexte très différent du nôtre. Toutefois pour le propos qui nous occupe nous le trouvons approprié.
7 Hegel exalte la raison dans les rennes suivants : « Depuis que le soleil brille au firn1ament et que les planètes gravitent autour de lui, on n’avait pas vu encore l’honune se dresser sur la. tête, c’est-à-dire sur l’idée, et construire la réalité selon l’idée» (cité par Engels, 1 977. p. 47). La raison serait donc libératrice, car elle offrirait la faculté d’adapter les choses aux besoins des individus.
8 Même un président Français n’a pas échappé aux exigences du marché. Selon le Mexicain Enrique Semo, c’est l’expérience qu a eue l’ex-président Mitterrand qui est arrivé au pouvoir avec un programme de nationalisations et a dû accepter, pour rester au pouvoir, une politique modérée de déréglementations et de privatisations (1996, p. 102).
9 Voici l’analyse qu’Ake fait de ces enjeux: «The dilemma is that the political entity which ideally «materializes» popular sovereignty and the fullness of freedom has less and less power, while the amorphous space of transnational phenomena which is not amenable to democratic control has more power. A polarization appears to be occurring : on one side, democracy without empowerment and, on the other, power inaccessible to democratization» (1997, p.287).
10 Selon Tlierborn, «au milieu des années quatre-vingt-dix, il se négociait, à Londres, en une seule journée, une somme de devises équivalente au produit intérieur brut annuel mexicain, et les marchés financiers internationaux présentaient un volume de transactions 19 fois plus élevé que l’ensemble du commerce mondial des produits et services. Ces chiffres ont considérablement augmenté depuis cette date» (cité par Harnecker, 2001, p. 146). Pour Ignacio Ramonet, «l’économie financière l’emporte, de loin, sur l’économie réelle. Le mouvement perpétuel des monnaies et des taux d’intérêt apparaît comme un grand facteur d’instabilité, d’autant plus dangereux qu’il est autonome et de plus en plus déconnecté du pouvoir politique» (Idem).
11 Voici comment Y. Cohen explique ces dynamiques: «les explications économiques soutiennent que la rupture de la démocratie et l’émergence des régimes militaires en Amérique latine étaient soit le résultat des contradictions structurelles du capitalisme dépendant, ou de l’industrialisation par substitution des importations. D’un côté, les succès initiaux d’une telle industrialisation à la fois encourageait et absorbait les demandes croissantes des classes inférieures. D’un autre côté, les limites inhérentes d’une telle industrialisation ont conduit à un déclin drastique du taux de croissance» (cité par Corten, 2001, p. 33). Pour le propos de notre analyse, il est intéressant de remarquer que l’État dévelopemmentaliste tentait d’incorporer dans son programme politique les intérêts des secteurs populaires.
12 Voici ce qu’a écrit Alfre do Valladao à propos de ces dynaaniques : « une vague libérale déferle sur les Aanériques et emporte, d’un seul coup, près de quarante ans de politique de développeanent fondée sur trois piliers du protectionnistne, de la substitution d’in1portations et de l’intervention lourde de l’État. La Maison Blanche républicaine a ainsi réussi , en moins de trois ans, à pron1ouvoir le rapprochement interarnéricain le plus itnportant depuis «Alliance pour le Progrès» des années soixan te » (1995, p. 22)
13 En faisant État de cette situation, nous n’insistons pas sur son sens dramatique, mais plutôt sur son sens sociologique, à savoir que c’est le marché qui est devenu le cadre référentiel par excellence des représentations et des symboles. Il s’agit ici d’une sorte de marchandisation de la société qui a provoqué l’éclatement de la communauté. À propos de ces dynamiques, Ake propose la réflexion suivante : «As society becomes a market the values and operative norms of market become salient to society as well. That is why consumption, the driving force of the market has assumed a special significance in the contemporary world. Consumption is no longer a convenience or a means or even a necessity. It has become existential, the veritable badge of identity. As we consume so we are. Our economic identity as consumers is increasingly overriding our civic and even our human identity, a fact reflected in the profound alienation of our large underconsumine population, in the correlation between consumption power and socialstanding and in tne tendency to treat those with marginal or consumption power as a problem, or worse» (1997, p. 287).
14 D’après Guy Hermet (1993), Adam Przeworski occupe une des places privilégiées chez les «transitologues», lesquels ont fait de la démocratie vue comme incertaine la base de leurs analyses. Pour eux, selon Hermet, la politique «n’est qu’un art de jouer avec l’incertitude». Mais c’est Adam Przeworski qui fut le premier à la formuler dans ces termes : «Ama a incerteza e seras democrático». C’est pourquoi, dans le développement de cette partie de notre travail, nous suivrons particulièrement son argumentation afin de mieux comprendre l’approche démocratique des «transitologues».
15 Selon Santiso, «Albert O. Hirschman, en particulier, a été un des premiers à estimer qu’il était utopique de penser que la construction des régimes démocratiques était prédéterminée par des conditions économiques précises. Dès 1986, il proposait de chercher à construire un modèle qu’il intitulait «aller à contre-courant», oui séparait radicalement le politique de l’économique. C’était, selon lui, la seule manière d’arriver à comprendre les phénomènes observés en Amérique latine, avec la disparition des dictatures militaires qui étaient la règle dans la région» (1997, p. 977).
16 Tout paraît indiquer que c’est le pragmatisme nord-américain qui a inspiré cette vision de la démocratie. Dans le contexte nord-américain, ce courant philosophique est perçu ainsi par Péron : «l’idéologie dominante américaine, depuis l’arrivée des Pères Pèlerins, ne concerne pas l’expérience passée mais la conduite à tenir. Elle a pour nom «pragmatisme» [...] Le pragmatisme insiste sur les phénomènes qui vont suivre et relève d’une mise à l’épreuve perpétuelle. Les Américains se voient toujours évoluer dans un monde en éternelle formation où l’indéterminisme joue heureusement un rôle. Le champ reste libre pour le possible. Il s’agit d’organiser l’avenir [...] L’idée fondamentale est qu’il existe un idéal d’action à mener et d’opportunités à saisir...» (1999, p. 18). C’est l’esprit de l’expérience nord-américaine qui semble donc avoir été traduit dans le contexte des transitions démocratiques : de là, cette insistance sur l’«incertitude», sur la «possibilité», sur le besoin de saisir les opportunités dans un contexte en constante évolution, etc
17 Cette optique de démocratie procédurale semble vouloir aspirer à une certaine idée de la fin de la politique qui s’énonce ainsi : «séculariser la politique comme se sont sécularisées toutes les autres activités touchant à la production et à la reproduction des individus et des groupes ; abandonner les illusions attachées au pouvoir, à la représentation volontariste de Part politique comme programme de libération et promesse de bonheur [...] Un exercice politique entièrement au présent, où le futur ne serait plus que l’expansion du présent, au prix, bien sûr, des disciplines et des dégraissages nécessaires. Telle est cette temporalité nouvelle à laquelle les esprits réalistes nous voyaient maintenant accéder» (Rancière, 1998, p. 19).
18 Le cas brésilien peut bien illustrer cette dynamique : pendant la période de manœuvres politiques, de négociations et de compromis, O’Donnell note que les élites politiques de ce pays se sont interdit deux «coups» sur cet échiquier : «mettre en échec le «roi» d’un des joueurs («en d’autres termes, durant la transition, les droits de propriété de la bourgeoisie sont inviolables») et prendre ou neutraliser la «reine» (en d’autres termes, l’existence et la hiérarchie des forces militaires ne peuvent être remises en cause ou sérieusement malmenées» (Santiso, 1997, p. 985).
19 Ce conflit inhérent au paradigme démocratique sert à Atilio Boron (1998) pour questionner les tenants de la démocratie formelle en Amérique latine dans les termes suivants : si la démocratie est une simple et raisonnable procédure, pourquoi a-t-elle réussi à aviver les passions et à réveiller de féroces résistances à travers son histoire marquée par des révolutions et des contre-révolutions, de sanglantes guerres civiles, des luttes populaires et des brutales répressions de toutes sortes. «Was all this drama-the drama of the West since Pericles’times-just the result of a simple malentendu?»
20 «En 1959, la révolution cubaine inaugura une nouvelle phase dans l’histoire de la gauche latino-américaine; elle allait durer jusqu’à la défaite électorale des sandinistes, près de trente ans plus tard [...] Tout au long des années 60 et jusqu’au début des années 70, dans l’ensemble de l’hémisphère ou presque, on a vu surgir des groupes qui se réclamaient de la révolution cubaine, de ses théories, de ses tactiques, de sa stratégie, et qui ont joué un rôle important sur la scène politique de leur pays...» (Castañeda, 1996, p.64).
21 Sur le populisme en Amérique latine voir La Parole et le sang d’Alain Touraine (1988).
22 Selon Gilles Paquin, «L’impitoyable vague de répression déclenchée par les militaires argentins en 1976 était le fruit d’un pacte conclu un an plus tôt au Chili entre les polices et les militaires de cinq pays d’Amérique du Sud pour traquer et détruire toute forme d’opposition et de dissidence. Les principaux architectes du plan Condor sont le général Augusto Pinochet et le colonel Manuel Contreras. Les deux nommes ont mis l’opération en marche en octobre 1975, à Santiago du Chili, lors d’une réunion à laquelle ils avaient invité les chefs des services de sécurité des forces armées de Brésil, du Paraguay, de l’Uruguay et d’Argentine. En fait, cette internationale du crime dans le Cône Sud s’est ébauchée dès le début des années 60 sous l’égide des services secrets américains. Washington craignait que la vague révolutionnaire née de la victoire de Fidel Castro à Cuba ne déferle sur tout le continent. Durant la présidence Kennedy, l’Office de sécurité publique oeuvre à la formation des polices latino-américaines en vue de la lutte contre la «subversion communiste»[...]. L’un des résultats les plus lourds de conséquences du plan a été la création et l’institutionnalisation d’escadrons de la mort dans de nombreux pays d’Amérique latine. Les militaires américains ont tissé des liens avec leurs homologues du Sud pendant leur entraînement dans différentes bases des États-Unis et à l’école des Amériques, à Panama. Le plan Condor est le fruit logique de cette formation» (2003, p. 7).
23 à partir d’une autre perspective analytique, Alfredo Valladao semble donner raison à Petras lorsqu’il écrit : «Il (le Sud) semble décidé, lui aussi, à jouer la carte de l’ouverture et de l’intégration. En outre, le poids des États-Unis dans l’économie et la sécurité du sous-continent est tel - surtout en Amérique centrale et dans les Caraïbes - qu’il permet aux dirigeants de Washington de fixer le cadre et les conditions du dialogue. Selon l’actuel directeur de la section économique de l’U.S. International Trade Commission (USITC), Peter Morici, les États-Unis se retrouvent, au sud du Rio Grande, en bien meilleure position qu’ailleurs «pour insister auprès des gouvernements pour qu’ils honorent leurs engagements et pour garantir que les institutions économiques et légales évoluent dans un sens largement compatible avec les pratiques américaines» » (1995, p. 16).
24 Nous pouvons expliquer cette situation par l’exemple suivant : «lors du retour de la démocratie, en 1983, le président Raul Alfonsin traîne devant les tribunaux les généraux et les officiers responsables. Puis, craignant d’être allé trop loin, il adopte en 1986 les lois dites du «devoir d’obéissance» et du «point final», qui mettent un ternie aux procès contre les militaires au pouvoir de 1976 à 1982. Trois ans plus tard, son successeur, Carlos Ménem, accorde la grâce présidentielle à 400 officiers et à une quarantaine de généraux, amiraux ou colonels déjà condamnés pour divers crimes contre les droits de l’homme. Tant Alfonsin que Ménem ont agi sous des menaces de soulèvement militaire, mais ce dernier a soutenu qu’il devait pardonner pour en arriver à la réconciliation nationale et assurer l’avenir de l’Argentine» (Paquin, 2003, p. 7).
25 Dans une autre perspective, mais toujours dans le contexte latino-américain, voici comment Williams Glade analyse cette situation : «the orthodox corrective programs of the 1970s, came in for bitter criticism». Car ces programmes ont réveillé une «antipathy toward IMF-inspired adjustment policies and a suspicion that the business sector, the clearest beneficiary of interventionism in most cases [...] is somehow poised to take advantage of austerity and adjustment programs in promoting its own somewhat exclusionary version of the national project» » (2000, p. 44).
26 Selon le témoignage de Heinz Sonntag, un tel processus s’est déclenché au Venezuela : tout au long de 1993, la grande majorité des Vénézuéliens ont perçu que la démocratie au Venezuela avait un avenir incertain. Cette majorité n’avait aucune foi dans le Congrès, elle se méfiait du Conseil Suprême électoral, voyait dans les partis politiques non des acteurs politiques fondamentaux du système démocratique, mais des appareils éloignés des citoyens. Leurs leaders étaient vus comme des mafieux ou appartenant à des «castes» dont l’unique objet était de se maintenir au pouvoir pour préserver leurs privilèges à travers le monopole du pouvoir politique. Même l’État, autrefois vu comme le grand protecteur par sa fonction de distributeur de la rente pétrolière, était remis en question à cause de son incapacité à répondre aux demandes des citoyens. Ces tendances de dissolution de l’espace politique ne trouvaient pas de contrepoids en une société civile forte. Tout au contraire : cette société civile, surgie pendant les années 70 et 80, avait succombé face aux effets dissolvants de la globalisation sur les acteurs collectifs traditionnels et la montée galopante de l’individualisme, qui est sous-jacente à ce modèle de politiques d’ajustements réalisées en 1989 et cela jusqu’au milieu de 1993- Le résultat fut une apathie généralisée. Pour Sonntag (1998, p. 20), pendant que l’espace politiaue du Venezuela se dissolvait, aucune classe sociale, aucun groupe ou secteur n’était capable d’agir collectivement : les acteurs politiques se divisaient, la société s’atomisait et l’individualisme s’approfondissait. En parallèle à ces processus, il y a eu une crise financière aiguë, provoquée par la faillite d’une importante banque du pays, ce qui a obligé Caldera à réaliser une intervention de sauvetage de plusieurs milliards de dollars, l’équivalent de 10 % du PIB (Lander et Maya, 1999, p. 6). Ceci s’est passé au moment où un important conglomérat de banquiers et d’exécutifs a été signalé comme une bande de simples délinquants (Sonntag, 1998, p. 22).
27 Fukuyama écrit : «Au fur et à mesure que l’humanité approche de la fin du millénaire, les crises jumelles de l’autoritarisme et du socialisme n’ont laissé en lice qu’un seul combattant comme idéologie potentiellement universelle: la démocratie libérale, doctrine de la liberté individuelle et de la souveraineté populaire» (1992, p. 67).
28 Voici le témoignage de Pierre Mouterde (2002, p. 20-21) à propos de ces nouvelles dynamiques dans le sous-continent : «Depuis quelques années ont émergé dans le sud de l’Amérique - bien avant Seattle - de puissants et nouveaux mouvements sociopolitiques. Atypiques, ils se caractérisent, chacun à leur manière, par leur volonté de maintenir vivante l’idée d’une histoire dont les exclus pourraient être les véritables protagonistes. Ils se sont constitués autour de ce qu’on pourrait appeler une «utopie stratégique», une utopie qui ne désarme pas et qui, loin de se concevoir comme une fuite hors du réel, cherche à s’y enraciner, socialement, politiquement. Au-delà de leurs indéniables différences, n’est-ce pas ce qui caractérise le mouvement zapatiste de libération nationale au Chiapas, le mouvement autochtone de la Confédération des nationalités indigènes de l'Equateur (Conaie), le Mouvement des sans-terre (MST) et les expériences de gestion participative au Brésil?»