Chapitre III

Mythe : vaudou et hybridité dans Le cri des oiseaux fous5

Amy J. Ransom (Central Michigan University)

Sophocle était peut-être un paysan haïtien.
En tout cas, il a l’air d’en savoir, à propos de ma culture.
Dany Laferrière, Le cri des oiseaux fous6

Né en Haïti, émigré au Québec et plus tard s’installant en Floride, Dany Laferrière dépeint la trajectoire de sa vie dans les romans autofictionnels de son « Autobiographie américaine »7. Ces ouvrages évoquent son enfance en Haïti (L’odeur du café [1991]), ses premières années comme immigré à Montréal (Chronique de la dérive douce [1994] et Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer [1985]), un voyage à travers les États-Unis après le succès de son premier roman (Cette grenade dans la main de ce jeune nègre est-elle une arme ou un fruit ? [1994]), ainsi que son retour au pays natal près de vingt ans après son départ (Pays sans chapeau [1996]). Laferrière transforme les aventures réelles de sa vie en un « voyage picaresque »8 parfois ludique et toujours irrévérencieux, les prêtant à son avatar fictif, Vieux Os. Pour son rôle essentiel dans son devenir d’écrivain ainsi que de citoyen itinérant des Amériques, le pilier de cette œuvre doit forcément être Le cri des oiseaux fous (2000), qui raconte les dernières heures de Vieux Os sur l’île d’Haïti avant son départ en exil. Afin de narrer cette expérience fatidique, l’écrivain migrant développe une mythologie hybride qui illustre la maturation du jour au lendemain de son protagoniste comme un voyage orphique accompagné du loa vaudou Legba ; de plus, les dilemmes moraux auxquels Vieux Os doit faire face durant son trajet nocturne s’apparentent à ceux d’Antigone comme on le voit dans l’adaptation créole, par Félix Morisseau-Leroy, de la tragédie de Sophocle.

Le cri des oiseaux fous comme roman mythologique

Remarquant le surgissement des motifs de la mythologie classique dans le roman occidental du vingtième siècle, John White définit deux traits particuliers au sous-genre qu’il appelle le « roman mythologique » :

« d’abord, le parallélisme mythologique se pose en tant qu’analogie au ou en contraste avec le monde contemporain dans lequel l’intrigue du roman se déroule ; et, ensuite, le parallélisme est prolongé et peut se décrire comme un motif »9.

Comme le démontre l’analyse qui suit, Le cri des oiseaux fous développe une analogie approfondie entre trois cycles majeurs de la tradition mythologique occidentale et la situation individuelle du protagoniste, ainsi que la situation collective des Haïtiens, c’est-à-dire ceux d’Œdipe, d’Orphée, et d’Antigone. Il engage en outre, mais de manière moins marquée, les histoires d’Ulysse et d’Énée. Ces motifs se reproduisent à travers le roman et ils « finissent par constituer un pattern qui structure en profondeur, en tout ou en partie, le récit contemporain »10.

Vieux Os, le cycle d’Œdipe et d’Antigone

Le roman commence par la description de Vieux Os avec sa mère, Marie, et leur vie commune après l’exil de son père ; il se conclut par son départ final du foyer maternel et de l’île même d’Haïti. Ce récit de la maturation fait inévitablement appel à l’appropriation freudienne du mythe d’Œdipe comme reflet d’une étape essentielle au développement identitaire et sexuel du sujet masculin11. Le roman établit la situation initiale d’un Vieux Os puéril, figé dans un stade enfantin :

« [j]’ai vingt-trois ans, mais ma mère me parle comme si je n’en avais que cinq » (15).

Les chapitres du début du roman le montrent comme un fils à maman – il habite chez elle, elle lui prépare ses repas, et il semble qu’elle l’ait également tiré de diverses affaires (41). Partie intégrale du processus de maturation, le départ de Vieux Os de la maison de sa mère s’avère nécessaire à son affirmation d’une identité adulte. Le roman consiste en un long dialogue intérieur et raconte une série d’ « épreuves » qu’il doit subir durant sa dernière nuit sur l’île, contribuant toutes à ce processus. À la fin du roman, il a coupé le cordon ombilical figuré et est devenu « homme » :

« La mort de mon père. La douleur de ma mère. L’accent de l’exil. Ma vie d’homme commence » (319).

Il n’est pas dans notre propos de faire une analyse détaillée du traitement du complexe d’Œdipe freudien dans le roman, mais il faut constater que dans le contexte haïtien, c’est la maison de sa mère que quitte Vieux Os, non celle du père ; pourtant, certains éléments dans le roman familial des Laferrière reflètent certains aspects du mythe grec d’Œdipe. Rappelons-nous qu’un présage annonce que l’enfant Œdipe tuera son père et épousera sa mère et c’est cet avertissement qui motive Laïus à abandonner son fils dans la montagne12. La confusion par rapport aux rôles et à l’identité gît au cœur du triangle œdipien composé du père, de la mère/femme et du fils. Œdipe ne tue son père que parce que sa vraie identité lui avait été occultée. Comme l’enfant Œdipe, Vieux Os doit quitter la maison familiale à l’âge de cinq ans pour éviter une violence fatidique. Dans ce cas, pourtant, la mère craint qu’un inconnu ne confonde l’identité de son fils avec celle de son père (les deux portent le même nom), entraînant par conséquent la tragédie d’une dénonciation auprès des forces de Duvalier (47). Or, après le départ de son père en exil, la mère envoie l’enfant vivre à la campagne avec sa grand-mère, l’instruisant de ne jamais révéler son vrai nom à qui que ce soit, occultant, effectivement, son identité à l’instar du modèle œdipien (51-52).

Le roman établit l’identité et l’interchangeabilité du père et du fils dès ses premières pages :

L’affaire est que je ressemble beaucoup à mon père et, parfois, j’ai l’impression que ma mère éprouve certaines difficultés à faire la différence entre lui et moi. Je suis le portrait recraché de mon père et pas uniquement sur le plan physique. […] Il faut dire qu’en plus de lui ressembler, je porte son prénom. (12)

Des allusions à cette ressemblance et la confusion éventuelle qu’elle provoquerait parsèment le roman (voir les pages 46, 47, 49, 87, 148, 319), la plus importante étant la crainte de Marie que cette identité nominale ait pour résultat qu’ « un tonton macoute zélé et stupide puisse confondre le fils et le père » (47). Une telle confusion serait, bien sûr, fatale, et la peur de son éventualité permet la création d’un parallélisme encore plus étroit entre Vieux Os et le mythe d’Œdipe. En fait, le roman familial des Laferrière, qui comprend la peur, le savoir occulté et l’exil, ne ressemble à rien de moins qu’à une tragédie grecque.

Dans une Haïti dépeinte comme une nation de fils sans père, Vieux Os – à un certain degré – a assumé le rôle du père absent. Or, sa mère Marie apparaît à répétition dans le double rôle de mère/épouse qu’avait joué la Jocaste mythique. À certains moments, l’amour du fils pour la mère ressemble plus à celui d’un jeune homme pour sa bien- aimée. Inconsciemment, peut-être, se rendant compte de la nature tabou de son regard qui se pose sur sa beauté et qui y voit « [l]a jeune fille d’avant ma naissance, peut-être même d’avant la rencontre avec mon père », Vieux Os se reprend immédiatement, affirmant qu’il s’agit d’ « une image si aveuglante qu’elle m’est insupportable. Chaque fois, je suis obligé de quitter la galerie » (12). Cette confusion par rapport à Marie – mère du fils adulte ou jeune fille désirable – doublée de cette image de l’aveuglement du fils suivi de son départ, évoquent, certes, l’automutilation et l’exil d’Œdipe quand il apprend que son épouse est aussi sa mère.13

Dans le cycle d’Œdipe, le roi mutilé et déposé laisse le trône de Thèbes à ses deux fils ; leur conflit fratricide entraîne une autre tragédie, celle de la fille d’Œdipe, Antigone. Tandis que Vieux Os paraît parfois apparenté au personnage du roi-parricide, Le cri des oiseaux fous le positionne également de manière qu’il fait face aux mêmes dilemmes moraux qu’Antigone. En tant que roman mythologique, l’ouvrage établit l’analogie la plus explicite et la plus développée avec l’histoire de la fille d’Œdipe, à commencer par sa dédicace à Gasner Raymond (7) et une citation en épigraphe de la tragédie de Sophocle. En effet, le roman suggère que l’histoire d’Antigone doit servir de cadre à toute lecture du récit de Vieux Os, et que l’amour et la mort représentent ses thèmes prédominants.

En fait, la tragédie d’Antigone apparaît de manière explicite dans le roman quand Vieux Os assiste à la représentation de cette pièce au Conservatoire d’art dramatique de Port-au-Prince, durant laquelle il fait le rapport explicite entre l’intrigue qui se joue sur la scène et la situation actuelle en Haïti : « l’histoire d’Antigone raconte ce que nous vivons en ce moment. Une pièce à l’intérieur de la grande pièce » (164). La tragédie de Sophocle raconte, comme on le sait, l’histoire d’une jeune femme qui fait face au dilemme moral d’enterrer ou non le corps de son frère assassiné, Polynice, qui gît exposé aux éléments sous les ordres de son oncle, Créon. L’assaut de Polynice contre son frère Étéocle – raconté également par Eschyle dans Les Sept contre Thèbes (467 av. J.-C.) – se voit comme une haute trahison et amène par conséquent l’interdit de Créon. Bien que la décision prise par Antigone – d’enterrer le corps de son frère – se conforme à son devoir envers sa famille ainsi qu’envers les dieux, elle la conduit à sa mort, car Créon ne tolère aucune lèse-majesté. La jeune femme devient par la suite une héroïne aux yeux de la foule qui perçoit ses actions comme pieuses et justes14.

Comme nous l’avons déjà signalé, White insiste pour qu’il y ait un rapport analogique entre le contenu mythique dont s’approprient le roman mythologique et le contexte social contemporain de sa production. Quoique Créon représente la loi officielle, la pièce le dépeint en tyran injuste ; le parallélisme aveuglant avec le régime Duvalier crève les yeux pour ainsi dire, établissant dès lors le rapport définitif entre le mythe et la réalité sociale contemporaine. Le motif de Polynice, assassiné, mais non enterré, encadre les descriptions de la mort du meilleur ami de Vieux Os dans Le cri des oiseaux fous, le journaliste Gasner Raymond qui a été arrêté par des tontons macoutes « [sous] l’ordre de massacrer pour ensuite jeter sur une plage comme un chien le journaliste le plus aimé des gens du peuple » (42). La popularité de Gasner en tant que journaliste qui lutte pour la vérité et la justice l’apparente encore à Antigone. Le contenu mythique du Cri des oiseaux fous remplit donc la fonction de préfigurer les événements à venir associée au roman mythique par Sirois15. Laferrière invoque les motifs d’Antigone et de la tragédie classique en général bien avant la mention explicite de la pièce de Morisseau-Leroy. Par exemple, Vieux Os décrit la réaction initiale du public à la nouvelle de la mort de Gasner (entendue à la radio durant un trajet en tap-tap, le taxi-bus créole) comme étant celle d’un martyre de proportions mythologiques : « [s]on corps est encore chaud et vous voulez déjà en faire un mythe » (26). Ces passages vers le début du roman qui décrivent la mort de Gasner et la réaction du peuple préfigurent l’analogie qui s’établira entre les événements de la journée précédente et la représentation de la pièce Antigone en créole à laquelle Vieux Os assiste plus tard dans la soirée.

La description détaillée faite par Vieux Os de la réaction des spectateurs à ce qui se passe sur la scène rend encore plus claire l’analogie entre le contenu mythologique et le contexte contemporain du roman. De plus, elle relie la représentation contemporaine à l’une des fonctions de la tragédie classique, celle de la catharsis16. En remarquant que toute sa génération est présente dans l’assistance et que la représentation est devenue une espèce de happening, Vieux Os affirme que :

Vraiment, il se passe quelque chose d’exceptionnel ici. D’anormal même. Je crois que c’est notre réponse à l’assassinat de Gasner. Le pouvoir s’attendait à nous voir baisser les bras. On voulait nous terroriser, nous faire peur, nous désespérer totalement. Antigone répond à notre place. La pièce n’était pas prévue à cette fin, mais c’est le propre des grands classiques de tomber toujours au bon moment. (134)

Comme le suggère ce passage, le public exprime non seulement sa douleur à la mort de Gasner et les paroles d’Antigone représentent encore une expression de résistance à l’ordre établi.

Antigone se heurte à une autorité tyrannique ; elle choisit héroïquement la piété, la justice et le devoir familial, le rôle qu’avait également choisi Gasner dans la vie. Après sa mort, le journaliste assume celui de Polynice, qui gît exposé sur la plage (24). Les images dont se sert Laferrière – des chiens et des oiseaux – reflètent celles de la tragédie de Sophocle. Comme Antigone et Polynice, Gasner et Vieux Os sont des frères spirituels, « mon frère Gasner », comme dit le protagoniste-narrateur (104), en tant que survivant, Vieux Os acceptera-t-il le rôle d’Antigone ? Le récit affronte cette question dans la comparaison entre Vieux Os et son ami, dont il décrit le courage et son propre manque de cette qualité : « Moi, je suis plutôt lâche » (31). En ce moment, il paraît ressembler plus à Ismène qu’à Antigone. Vieux Os revoit alors sa position, hésitant :

« Suis-je lâche ? Peut- être, mais je sais aussi que je suis capable de grande colère en présence de ce que je pense être une injustice » (34).

Quand il accepte le rôle d’Antigone, celui de porte-parole de la justice, il ne le fait pas par rapport à une question politique, mais pour se faire le champion de l’amour bafoué d’une assistante administrative d’un certain âge. S’identifiant avec Gasner, Vieux Os se demande :

« Suis-je en train de changer de caractère ? Suis-je en train de devenir un redresseur de torts ? Suis-je en train de me transformer en Gasner ? » (35).

Tout comme le roman souligne la ressemblance entre Vieux Os et son père, il met également en évidence l’identité des deux amis. Quand il revoit sa mère pour la première fois après avoir entendu la nouvelle terrible de la mort de son ami, Vieux Os s’attend à ce qu’elle fasse « un lien entre Gasner et moi. Ce qui est normal puisque nous sommes toujours ensemble » (40). Le fait que les deux jeunes hommes avaient exactement le même âge devient une litanie répétée à travers le roman :

« Gasner, qui est mort à vingt- trois ans […] comme moi maintenant » (109).

Vieux Os donne son âge à sept reprises dans le livre (14, 23, 55, 61, 98, 107, 109), souvent par rapport à son père (qui paraît dans une photo à l’âge de 23 ans : 55) ou à Gasner (23, 87, 109). Par le biais de cette suggestion de l’identité de Gasner et de Vieux Os, on interprète ce personnage non seulement comme un frère occis, mais comme un double fantasmatique de Vieux Os qui figure à la fois le sort éventuel de ce dernier s’il reste en Haïti et comme une partie de lui- même qui est déjà morte, qui repose sur le sable avec le corps de Gasner. Confronté par le destin du héros (Polynice/Antigone/Gasner), il doit admettre ne pas être « assez nationaliste pour souhaiter mourir dans cette saloperie de pays, aux mains de ces gens qui ont tué mon frère Gasner » (104).

Pourtant, c’est précisément à ce moment que Vieux Os se différencie de Gasner, dans un chapitre qui s’appelle de manière significative, « Je suis un individu » (104-107). D’un côté, il admet que « [s]i je meurs cette nuit, on fera de moi peut-être un héros, comme Gasner est en train de le devenir dans la conscience populaire, alors que je ne fais que penser à moi. Je suis un individualiste-né » (105). Même s’il ressemble en beaucoup d’aspects à Gasner, il ne l’est pas ; il a son identité propre, et il veut vivre. Au milieu de toute cette tragédie qui l’entoure, face à des compatriotes qui ne semblent rien faire d’autre que de débiter le prix de la nourriture et les torts de Duvalier, qui ne rêvent que de monter dans les rangs du dictateur ou de lui résister et de changer le pays, Vieux Os prend un instant pour réfléchir. Cet acte égoïste, comme il le décrit, paraît également être un acte de résistance d’un autre ordre :

En ce moment, je ne pense ni à Papa Doc […], ni au tonton macoute à qui on a déjà passé l’ordre de me tuer, ni à ma mère en train de prier […], ni à mon père […], ni même à Gasner. […] Que cela soit écrit quelque part : Un Haïtien a réussi à ne penser qu’à lui-même […] : ici, ce premier juin 1976, un jeune Haïtien de vingt-trois ans est parvenu à sortir de ce grouillement humain pour oser penser à lui-même. Un individu est né. J’en suis tout étourdi. (106-107)

Vieux Os prend son parti ; il assume son identité, s’accepte tel qu’il est.

Puisqu’il part afin de survivre, nous savons que Vieux Os n’aspire pas à l’abnégation héroïque d’Antigone, et une rencontre au hasard permet au protagoniste de s’absoudre de tout sens de culpabilité prolongé et d’attribuer à une autre personne le rôle de la sœur justicière. Près de l’aube, vers la conclusion du roman, son chemin croise celui de la mère et de la sœur de Gasner qui sont en route pour la messe – reflet d’une piété qu’elles partagent avec l’héroïne grecque :

Devant moi se tient la fière Antigone. La sœur de Gasner, comme l’Antigone de Sophocle et de Morisseau-Leroy, pleure la mort de son frère et se révolte contre Duvalier-Créon qui s’oppose à ce qu’on l’enterre selon les rites funéraires de la foi de sa famille. Combien de temps Duvalier-Créon va-t-il le garder encore ? (261)

En fait, elle lui dit que « nous sommes allées à la morgue et on a refusé de nous laisser voir le corps de Gasner […] » (259) ; on nie à sa famille les mêmes droits que Créon niait à Antigone et à Ismène. Le discours de sa mère ressemble beaucoup aux protestations d’Antigone contre Créon ; comme l’héroïne tragique, la mère désire respecter le rituel religieux17 :

Tout ce que je veux, c’est le corps de mon fils et ce corps n’est ni à eux ni à moi, mais à Dieu, que c’est Dieu, le seul maître des corps, des esprits et des âmes, et que je dois, enterrer chrétiennement, qu’ils n’ont aucunement le droit de disposer du corps de mon fils. (260)

En appelant la fille de Gasner « Antigone », et en recevant la bénédiction de la famille de son ami assassiné, qui était « contente d’apprendre que [il] n’étai[t] pas sur la plage où on l’a trouvé » (257), Vieux Os peut quitter le pays natal la conscience en paix ; il peut choisir la survie au lieu d’un geste aussi mortel qu’héroïque. En fait, la mère de Gasner lui dit explicitement :

« Tu devras partir […] sinon on te tuera, toi aussi. Ici, on n’aime pas les esprits libres. Quand ils sentent que tu n’es pas comme eux, ils tuent comme des bêtes » (261).

Le dilemme personnel d’Antigone représente, certes, une allégorie des questions sociales plus larges de la justice et de la désobéissance civile si une loi est immorale ou injuste, mais Vieux Os privilégie ses aspects individuels :

Toute tragédie n’est-elle pas forcément personnelle, même quand il devient un drame collectif ? Antigone, c’est d’abord le drame personnel d’une jeune femme du nom d’Antigone. Quand un tonton macoute vous pourchasse avec un 38 à cause de vos opinions, est-ce une tragédie personnelle ou une tragédie nationale ? Qui est le plus en danger, dans une telle situation, vous ou votre pays ? C’est le genre de devinettes qu’on ne vous pose que dans les pays pauvres. Le Sphinx, dans ce cas-là, c’est le dictateur. (108)

Non seulement la référence au Sphinx nous ramène à l’histoire d’Œdipe qui a gagné le trône de Thèbes (et la main de sa propre mère en mariage) après avoir résolu l’énigme, mais Laferrière souligne encore le lien inéluctable entre le mythe ancien et l’histoire contemporaine d’Haïti.

Ce lien se montre de manière de plus en plus claire quand nous nous rendons compte du fait que l’Antigone qui se jouera ce soir-là n’est pas une adaptation en français de Sophocle, mais plutôt celle de Félix Morisseau-Leroy (né en 1912) en créole. Selon Vieux Os, l’écrivain haïtien « avait fait […] le pari public de prouver que le créole était une langue si complète qu’elle pouvait exprimer les sentiments puissants qui traversent l’une des œuvres les plus complexes du théâtre universel » (38). Aussi Vieux Os met-il en évidence l’aspect universel de Sophocle ainsi qu’il nous rappelle les débats continus en Haïti (et partout ailleurs dans le monde postcolonial) à propos du rôle de la littérature comme reflet de la spécificité culturelle :

« Je ne comprends pas comment on peut encore parler d’authenticité quand c’est un vieil auteur qui, par l’entremise de Morisseau-Leroy, nous permet de comprendre les rapports complexes du pouvoir dans la paysannerie haïtienne » (39).

Lorsque, pour les lecteurs français et québécois de Laferrière, la référence jusqu’à ce moment aurait été le texte grec ou un de ses imitateurs français du vingtième siècle (Anouilh ou Cocteau pour ne citer que les plus connus), il précise que « [p]our nous, la référence, ce n’est pas Sophocle, mais plutôt Morisseau-Leroy qui a placé la pièce du dramaturge grec dans la paysannerie haïtienne, ce qui lui donne tout son sens pour nous. Vaudou et paysannerie sont au goût du jour » (38). Et comme nous le verrons, Laferrière lui-même pariera sur ces goûts ; à l’instar de Morisseau-Leroy, qui inclut Legba et d’autres membres du panthéon vaudou dans son adaptation de Sophocle, l’écrivain haïtiano-québécois intègre le vaudou dans son roman mythologique hybride.

Le voyage orphique de Vieux Os

Au moment où Vieux Os reçoit des mains de sa mère le passeport qui lui permettra de quitter l’île, la nature définitive de son départ du foyer paraît dans le langage approprié à un voyage épique, lorsqu’elle lui dit :

« Vieux Os, quand tu franchiras cette barrière, tu sais que tu ne pourras plus revenir dans cette maison. […] Sans un mot, je franchis la barrière. Je suis de l’autre côté » (59).

Certes, le vocable « barrière » évoque la porte entre les mondes des vivants et des morts, ainsi que celle entre l’enfance et l’âge adulte. Si Laferrière se sert des motifs de la tragédie classique d’Antigone pour mettre en scène les dilemmes moraux auxquels l’exilé doit faire face en quittant un pays natal troublé, il emploie en outre des figures puisées dans les mythologies grecque et romaine pour encadrer les aventures que subit son avatar durant sa dernière nuit en Haïti. Le trajet nocturne de Vieux Os à travers Port-au-Prince se révèle un voyage orphique : il consulte un oracle, descend aux enfers à la recherche de sa bien-aimée, et – après avoir assisté à toutes les horreurs du lieu – se rend enfin à la surface sans elle.

Ayant traversé la barrière, Vieux Os espère apprendre plus sur la situation – celle de la mort de Gasner et le degré de menace sous lequel il doit exister lui-même. Il rend donc visite à un contact du journaliste occis, un certain « Frère-de-la-nuit » qui appartient à une société secrète qui fournit aux tontons macoutes des délateurs et des tueurs à gages (74). À cause de leur lien avec le pouvoir, « des contacts en enfer. L’enfer de Papa Doc » (73), ces êtres louches possèdent souvent des informations aussi aptes à secourir les gens qu’à leur nuire. Le fait que les tontons macoutes eux-mêmes – des gens de la pire espèce – pensent que ce Frère-de-la-nuit particulier doit être « le protégé d’un dieu puissant vaudou » (72), souligne son rapport privilégié avec le monde métaphysique. Son accès à des connaissances occultes lui donne l’air d’un prophète ou d’un devin et, tout comme le célèbre oracle aveugle du mythe grec, Tirésias, il souffre d’un problème de la vue. Vieux Os le décrit avec des « yeux constamment rouges » (71), que Frère-de-la-nuit essuie constamment avec un petit mouchoir blanc (2) ; il s’agit d’une affliction attribuée à une ancienne maladie non traitée. Son pouvoir de visionnaire paraît de manière figurée dans une boutade typique du style irrévérencieux de Laferrière : en réponse à l’assertion de Frère-de-la-nuit qui affirme savoir « la date de la mort d’un homme » (72), Vieux Os lui demande, « Où avez-vous pris ça ? Dans une boule de cristal ? » (73). Bien que la phrase ait été offerte en plaisanterie, le commentaire établit un lien net entre le Frère-de-la-nuit et le motif de l’oracle.

Vieux Os révèle l’importance de son voyage :

« j’avais besoin d’être au bord du gouffre pour devenir un homme. La nuit de toutes les initiations. Le moment fatal de ma vie » (125).

La descente dans l’abîme représente l’acte transformateur qui lui permettra de devenir adulte. Certes, la dédicace du roman fait plus que suggérer ce sens, identifiant les événements racontés dans cette autofiction comme représentant un point tournant dans sa vie : « À mon ami Gasner Raymond dont la mort a changé ma vie » (7). Comme dans le mythe d’Orphée et d’Eurydice18, l’amour d’une femme motive le voyage aux enfers. Conscient de passer sa dernière nuit sur l’île, l’avatar de Laferrière cherche Lisa, la femme qu’il aime désespérément, mais sans le lui avoir dit.

Vieux Os n’est pas musicien comme Orphée, pourtant il parsème son récit de références à l’art et à la musique, tant haïtiens qu’occidentaux (16, 24, 46, 60, 79, 119), et c’est la musique qui le met en contact direct avec Lisa : il lui dédie une chanson de Miles Davis au programme de radio de son ami et elle lui téléphone à la station (187-88). Divers écrivains se sont approprié Orphée comme figure de toutes sortes d’artistes, selon Vladimir Marchenkov qui affirme que :

l’histoire d’Orphée et d’Eurydice met la créativité artistique au cœur de l’expérience humaine et la relie à des éléments aussi fondamentaux que l’amour, la mort, la religion et la philosophie. C’est un conte d’artistes pour artistes, de leur art et de leur place dans l’ordre universel des choses19.

Le lien direct de Vieux Os avec la figure d’Orphée paraît quand il décrit son rapport fructueux non pas avec la musique, mais – en tant qu’écrivain – avec les mots. Il dédie en effet tout un chapitre à décrire sa nature poétique (65-70) :

« Je passe des heures à trouver un sens à un mot simplement à partir de sa musique ou de sa graphie » (70).

La descente de Vieux Os ressemble non seulement à celle d’Orphée ; elle apparaît également en association avec d’autres personnages du mythe antique, y compris Énée et, surtout de manière plus explicite, Ulysse. Après avoir fait ses adieux à sa mère, le voyage de Vieux Os commence dans le quartier chaud de Port-au-Prince qu’il apparente à une île qu’avait visitée le héros classique :

« Et Ulysse s’arrête sur une île paradisiaque peuplée de jolies déesses, durant son étrange voyage de retour au pays natal » (83).

Vieux Os s’assimile de manière explicite au voyageur éternel lorsque, à la fin du roman, il dit adieu à ses deux amies, les prostituées Mercedes et Fifine20, en disant « Ulysse doit partir » (307). La descente aux enfers de Vieux Os dans la « Ville Souterraine » de Port-au-Prince commence et prend sa fin au bordel La Brise-Marine.

Le voyage commence dans un rêve, qui préfigure ses aventures du soir à venir ; il fait la sieste sur le lit de Mercedes :

La tête à peine posée sur l’oreiller, je plonge, avec armes et bagages, dans un trou noir sans fond. […] Une légère odeur de brûlé flotte autour de moi, due sûrement à la vitesse avec laquelle j’effectue cette descente […] Comment se fait-il que Port-au-Prince se retrouve au centre de la Terre ? (86)

Ce monde de rêves se révèle être l’au-delà quand il y rencontre Gasner et le père de Gasner, au sujet duquel il remarque : « Or son père est mort depuis fort longtemps » (87). Cette descente rêvée d’une réunion avec un ami mort évoque, peut-être, la recherche d’Énée pour Misène lors de sa descente aux enfers dans le chant VI de l’Énéide plutôt que de celle d’Orphée pour Eurydice21.

Un peu plus tard, pourtant, comme Vieux Os contemple ce qu’il doit accomplir durant sa dernière nuit passée au pays natal, il pense à sa bien-aimée, « j’aime par-dessus tout Lisa » (115). Il se rend compte que s’il veut déclarer sa flamme, « [c]’est cette nuit ou jamais » (120), ajoutant plus tard que « [j]e suis prêt à traverser tous les feux de l’enfer pour ces dix secondes-là. Ce sont mes dix secondes d’amour » (143). Tout comme Énée et Orphée22, Vieux Os rencontre Cerbère, le chien à trois têtes, gardien des portes de l’enfer, sous la forme de la mère surprotectrice de Lisa (122, 251, 252). Ayant fait face à cet adversaire redoutable pour apprendre que la jeune fille n’est même pas chez elle, Vieux Os continue sa recherche. Les références à l’amour et à la mort se multiplient tout au long du récit, comme on le voit dans la référence au film d’Audie Murphy, To Hell and Back (1955 ; dir. Jesse Hibbs), intitulé L’Enfer des hommes en français (152)23.

Avant de remonter à la surface, Vieux Os fait face aux horreurs de l’enfer lors de sa « visite guidée au purgatoire (l’enfer reste toujours Fort-Dimanche) » (265). Tout comme Énée24, il n’entre pas dans les enfers – représentés ici par la prison de Duvalier – proprement dits ; il passe plutôt devant ses portes, traversant le purgatoire du bar de l’hôtel King Solomon Star, lieu de rencontre des sbires de Duvalier, qui s’y rassemblent pour boire, danser et rencontrer des filles. Il y entend des conversations à glacer le sang des bourreaux de Dante :

un commentaire sur la qualité des instruments de torture reçus dans la semaine, ou sinon simplement une bonne blague comme « un tortionnaire, ayant battu sévèrement un opposant au régime tout en faisant attention à préserver ses mains, affirme à Amnesty International que, dans ce pays, on respecte les doigts de l’homme ». Des nouvelles de l’enfer, quoi ! (267-68)

Vieux Os décrit le King Solomon Star comme « [l]es feux de la géhenne » (271), reliant encore sa descente aux enfers à la tradition judéo-chrétienne, comme le font ses descriptions d’un suppôt de Duvalier qui s’adresse à un autre, « Satan rencontrant Lucifer » (271), et de madame Max, directrice de Fort-Dimanche, comme de « la directrice des enfers » (292).

Après avoir tenté de trouver Lisa à cinq endroits différents, Vieux Os retourne enfin chez elle où il fait de nouveau face au Cerbère, sa mère, qui lui permet de contempler sa bien-aimée qui dort. Il doit à la fin partir sans lui avoir confessé son amour ; cela reflète la trame mythologique d’Orphée qui, on le sait, enfreint l’interdit d’Hadès de ne pas se retourner pour voir Eurydice avant qu’elle ne fasse son premier pas sous la lumière du jour, la perdant à jamais.

Le vaudou et Le cri des oiseaux fous

Comme tout héros épique, Vieux Os fait face à des obstacles, mais il rencontre également des adjuvants. À travers son voyage initiatique, un récit qui évoque sans cesse la mythologie occidentale, le héros reçoit de l’aide des personnages du pays natal, des êtres dérivés de la religion hybride qu’ont développée les anciens esclaves d’origine africaine pour composer avec leur nouvelle vie sur le territoire antillais. Or, le voyage orphique de Vieux Os n’aurait jamais pu s’entreprendre sans l’aide d’un loa vaudou, Legba, et il n’aurait jamais pu quitter l’île, à l’instar d’Ulysse, sans l’aide d’un autre, Agoué. L’imbrication par Laferrière des motifs de la mythologie grecque avec ceux du vaudou haïtien résulte en une belle tapisserie qui dépeint le genre de métissage culturel que décrit Sherry Simon.

Dans L’Hybridité culturelle (1999), Simon affirme en effet que « “L’hybride” est l’unité formée de deux éléments hétérogènes » (7) qui, en contraste avec le multiculturalisme, conçoit les cultures comme des totalités autonomes. Chaque « nous » du multiculturalisme désigne un groupe facilement identifiable et séparable, défini par ses croyances, ses coutumes, ses habitudes. L’hybridité, c’est la diffusion de traits culturels selon une logique à la fois prévisible et imprévisible. À partir des éléments en présence, apparaît en neuf25.

Voilà le reflet parfait de ce que nous constatons dans le mariage ostensiblement aléatoire du vaudou et du mythe classique dans Le cri des oiseaux fous. Les deux systèmes d’images et de structures ne se tiennent pas à distance, mais paraissent juxtaposés et entrelacés selon une logique apparemment imprévisible, mais qui finit par créer un ouvrage de nouveauté et de beauté surprenantes. Le concept de l’hybridité, pourtant, n’est pas sans controverses ; il est vu par ses adversaires comme un compromis, dans une position entre l’assimilation à l’occidental et la célébration de l’ « authenticité » indigène26.

Laferrière s’engage dans cette polémique qui a préoccupé plusieurs générations d’écrivains haïtiens, surtout depuis le mouvement Indigène des années 1920 sous l’égide de Jacques Roumain (que parodie d’ailleurs Laferrière dans Pays sans chapeau) et Jean Price-Mars27, de manière explicite. Quoique ce ne soit pas dans notre propos de délibérer de cet aspect du Cri des oiseaux fous, il faut mentionner brièvement la juxtaposition dans le roman d’Antigone en créole avec Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée (1845) d’Alfred de Musset. Durant sa dernière journée sur l’île28, Vieux Os passe par le Conservatoire d’art dramatique de Port-au-Prince parce qu’il a un rôle à répéter dans La dernière réussite, une comédie en un acte du romantique français29. Étant donné sa franchise habituelle, l’avatar de Laferrière reste étonnamment coi sur ce rôle ; rappelons- nous que cette comédie de mœurs n’offre que deux rôles, un masculin et un féminin, et qu’il s’agit précisément de la situation que Vieux Os décrira plus tard comme étant la sienne : un homme hésite à faire sa déclaration d’amour. Le fait que Vieux Os joue un rôle dans cette pièce qui se répète dans la salle en face de celle qu’occupe la représentation d’Antigone en créole n’est pas fortuit ; là encore, Laferrière met en contraste Vieux Os et Gasner pour souligner le fait que le premier est plutôt un amant qu’un héros, un Orphée et non une Antigone30.

Or, cette référence explicite à ces pièces sert de synecdoque, une figure des débats culturels sur l’authenticité et l’assimilation :

« Voilà donc que se font face, ici même au Conservatoire national, le créole et le français » (38).

On se rend compte que le processus de maturation que Vieux Os est en train de subir comprend un rejet, sa renonciation partielle aux formes françaises stylisées (« l’influence néfaste des pièces de Racine sur ma sensibilité », 123) et son acceptation plus complète des formes d’expression culturelle plus haïtiennes. Tout comme la version en créole d’Antigone de Sophocle représente un ouvrage hybride ouvert à l’expression de l’universel et du particulier, Vieux Os choisit l’esthétique de l’hybride. Il doit rejeter en partie le fait français, tempérer la tendance occidentale à trop faire confiance à la raison et à une logique binaire, une logique évidente dans le titre de Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. Il doit plutôt accepter une conception de la réalité plus fluide, plus haïtienne, une conception figurée de manière claire dans la notion paradoxale (pour l’occidentalisé) qu’une porte puisse être à la fois ouverte et fermée, que – étant donné la thématique du voyage orphique – la barrière dont il s’agit ici est précisément celle qui bloque le passage entre les royaumes des morts et des vivants ; dans le vaudou haïtien, Legba sert de portier à cette barrière.

Le loa fait son apparition surprenante quand Vieux Os essaie de trouver Lisa ; après avoir fait face à Cerbère, Vieux Os rencontre un nouvel obstacle canin dans un chapitre qui s’appelle « Les Chiens de l’enfer (12 h 28) » (203-215). Menacé par un troupeau de chiens sauvages, il « marche vers le milieu du carrefour en priant les dieux » (208). Comme par miracle, « une voiture arrive, me séparant des chiens. L’homme ralentit en me voyant dans cette position » (211). Le chauffeur se présente avec ironie :

« Je m’appelle Legba, comme le dieu vaudou, mais aucune parenté » (215).

Le récit diminue pourtant ce déni d’une parenté avec l’être divin. En fait, le carrefour où se tient Vieux Os lors de sa prière est le lieu symbolique de Legba, comme l’explique Laferrière pour ses lecteurs non haïtiens : ce loa « se tient à la porte du monde invisible. Legba vous facilite le passage d’un monde à un autre » (218).

Legba, le chauffeur de camion, se déclare être l’oncle d’une jeune femme qu’on fête le soir même à Pétion-Ville et conduit Vieux Os à la fête où il devrait trouver Lisa. L’énigme se présente, pourtant, quand il raconte son arrivée à la jeune femme en question qui nie l’existence d’un tel oncle (234-235). Cette connaissance mène Vieux Os à spéculer sur la vraie identité de son adjuvant :

L’homme qui m’a sauvé s’appelle Legba, le nom du puissant dieu du panthéon vaudou qui se tient toujours à la barrière qui sépare le monde visible du monde invisible. Est-ce le vrai Legba ? […] Quel message veut-on me faire parvenir ? (235)

Le dernier mot sur le statut ontologique – divin ou humain – du chauffeur se présente dans le dernier chapitre du roman, intitulé « Un Dieu m’ouvre la barrière (6 h 58) » (315- 318). Vieux Os est arrivé à l’aéroport avec le passeport qu’a obtenu sa mère de manière clandestine. Comme il traverse les contrôles de la douane, il n’arrive pas – avec raison – à garder son calme :

Et voilà qu’au moment même où je vais franchir cette porte (celle qui donne sur un autre monde), je sens une main sur mon épaule. Je reste figé un moment […] quand une voix familière me glisse à l’oreille : « Bon voyage, mon ami ». Je me retourne et me retrouve face au visage rayonnant de Legba. Ce Legba, qui m’a sauvé des chiens, est le dieu qui se tient à la porte du monde invisible. (317 ; c’est moi qui souligne).

L’intervention divine, semble-t-il, garantit son départ sain et sauf.

Lors d’une conversation à la fête à Pétion-Ville où il cherchait Lisa, Vieux Os invoque d’autres loas du panthéon vaudou : Ogou, Erzulie (qui jouent tous les deux un rôle dans son roman Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit ? [1993]), Zaka et Agoué (235-236). Ce dernier est le dieu de l’eau et, bien sûr, Vieux Os aura besoin de sa bénédiction pour quitter l’île. Agoué fait sa première apparition dans le roman dans une anecdote à propos du père de Vieux Os, Windsor, racontée par l’excentrique Barthelmy César. Il raconte comment il a été témoin de l’intervention d’Agoué quand il avait été emprisonné avec Windsor Laferrière, père. Ils occupaient une cellule avec un troisième homme qui « a sorti un crayon de sa poche pour dessiner un bateau sur le mur. [...] Un moment après, ton père et lui ont mis leur pied gauche dans le dessin et… ils ont disparu, là, sous mes yeux » (150). Cet incident affirme non seulement le pouvoir du vaudou comme force libératrice, que cette force soit réelle et littérale ou figurée et spirituelle ; il révèle l’attitude plus ouverte à l’existence de l’« illogique » que doit adopter Vieux Os comme faisant partie de son processus de maturation. Barthelmy explique pourquoi Agoué avait aidé Windsor :

— [...] ton père était un homme exceptionnel. Il gardait contact avec les deux mondes.

— Quels mondes?

— Le monde de la raison, de la logique, et celui du surnaturel, de l’invisible. Très peu de gens ont accès à deux mondes parallèles en même temps. Généralement, on finit par faire un choix. (151)

Comme avec Legba, l’ambivalence du récit reflète l’entre-deux de l’hybride ; il accepte à la fois la réalité des événements magiques dont Barthelmy a fait le témoignage tout en réduisant son statut de témoin fiable (146).

À l’instar de son père, Vieux Os sera secouru par Agoué, non pas en personne, mais par le truchement de ses filles. Quelques heures avant son vol, Vieux Os retourne au bordel pour se reposer, et Mercedes et Fifine s’occupent bien de lui :

J’aurais dû m’en douter. Il y avait des signes, mais ce n’était jamais tout à fait clair. Cela s’est enfin clarifié tout à l’heure. Il n’y a plus de doute à propos de leur identité. Les filles d’Agoué m’ont secouru. […] Je n’oublierai jamais que j’ai été nourri par les filles du puissant Agoué. Adieu Fifine, adieu Mercedes, filles du dieu de la mer. (308 ; c’est moi qui souligne).

Cette situation nous rappelle le propos de Sirois par rapport aux dieux dans le roman mythologique, qui les met souvent dans le rôle d’adjuvant, « [l]es dieux, qui connaissent les limites du héros, lui offriront un soutien » (77). Legba et les filles d’Agoué aident Vieux Os à quitter l’île sans danger.

Mais est-il sérieux ? Laferrière, ou même son avatar autofictionnel Vieux Os, croit-il que ces interventions sont d’une nature surnaturelle ? Le ton badin, empreint d’autodérision qu’il tient et les aspects incertains d’un narrateur secondaire comme Barthelmy minent toute interprétation arrêtée. Ces références au panthéon vaudou peuvent être de simples figures littéraires, des touches esthétiques qui marquent l’haïtienneté de l’ouvrage et qui permettent à l’auteur de garder intact un lien à la culture du pays natal qu’il a quitté. Par contre, on pourrait les prendre au pied de la lettre comme une suggestion de l’existence de quelque chose au-delà du royaume mortel qui influence notre vie. À un certain degré, en tant que partie intégrale de son processus de maturation, le voyage orphique de Vieux Os le force à assumer cet aspect de la culture haïtienne, à reconnaître sa réalité pour une grande proportion de ses confrères. Avant d’être embarqué dans ce voyage, il s’était décrit comme « totalement imperméable à toute forme de mysticisme » (98) ; à sa fin, il admet l’intervention des loas.

Encore, pourtant, la porte peut être ouverte et fermée à la fois ; selon la logique de l’hybridité culturelle, Legba et Agoué peuvent être et « réels » et des « illusions » dans Le cri des oiseaux fous. C’est précisément ici que l’œuvre de Laferrière reflète de manière brillante la position postcoloniale, hybride et entre-deux, que décrivent Sherry Simon et Homi K. Bhabha. Tout comme la porte ne doit pas forcément être ou ouverte ou fermée, le sujet hybride postcolonial n’a pas besoin de choisir de n’être que haïtien ou français. Au lieu d’accepter une situation dans laquelle il faut choisir entre deux pôles culturels et identitaires, Laferrière a simplement ajouté, dans son autobiographie américaine, des pôles à son identité migrante par le biais des références aux États-Unis et des éléments culturels québécois qui parsèment son œuvre. Cette acceptation de l’hybridité culturelle apparaît de manière claire dans les dernières réflexions de Vieux Os sur la production d’Antigone dans le contexte des débats culturels en Haïti à propos de l’authenticité :

Je ne comprends pas comment on peut encore parler d’authenticité quand c’est un vieil auteur qui, par l’entremise de Morisseau-Leroy, nous permet de comprendre les rapports complexes du pouvoir dans la paysannerie haïtienne. Sophocle était peut-être un paysan haïtien. En tout cas, il a l’air d’en savoir, à propos de ma culture beaucoup plus que moi. Peut-être qu’il n’y a pas une si grande différence entre ma culture et la sienne. Chaque fois que j’essaie de poser le problème sous cet angle, on m’accuse d’être un vendu qui refuse d’accepter la spécificité authentique de la culture haïtienne. Sommes-nous si différents des autres ? (39-40)

Comme il pense à haute voix, Vieux Os conclut en faveur de l’universel avant de promouvoir la différence comme une valeur en soi. En même temps, il renforce la valeur de l’hybride puisque c’est précisément le mélange de la langue et du décor haïtiens, ainsi que son intégration des loas vaudous, avec le contenu mythique d’Antigone de Sophocle qui offrent à sa génération une trame pour encadrer son expérience de la mort d’un héros, Gasner. Sur une note plus personnelle, Laferrière s’approprie le mythe d’Orphée pour offrir une structure à sa propre expérience de sa dernière nuit en Haïti, traitant ainsi des pertes qu’il éprouve, celle d’un ami cher et la sienne en tant qu’exilé, tout en assumant le rôle de ces pertes dans son devenir en tant qu’artiste.